Edouard Philippe et Nicole Belloubet, le 6 octobre. / LOIC VENANCE / AFP

La difficulté du chantier ouvert sur la justice par le premier ministre, Edouard Philippe, à Nantes, vendredi 6 octobre, est que les problèmes sont identifiés depuis bien longtemps. Les solutions aussi. La lenteur, la complexité, l’imprévisibilité et au final le délabrement de la machine judiciaire sont anciens.

Edouard Philippe et la ministre de la justice, Nicole Belloubet, qui l’accompagnait, l’ont d’ailleurs constaté lorsque, lors d’une table ronde organisée avec les magistrats, Véronique Rouillon, vice-présidente au tribunal de grande instance de Nantes, a expliqué que les six juges des affaires familiales ne « peuvent plus faire face, et les stocks d’affaires augmentent ». Pour un problème de droit de visite ou d’autorité parentale, il faut actuellement attendre dix-sept mois avant de pouvoir rencontrer un juge, « temps pendant lequel la situation risque de s’aggraver et donc de provoquer du contentieux supplémentaire », précise-t-elle.

Comment le premier ministre et la garde des sceaux pourraient-ils réussir là où les améliorations et innovations introduites par leurs prédécesseurs n’ont eu qu’un effet marginal, au final invisible pour les citoyens qui n’ont plus confiance dans la justice ? Alors que Mme Belloubet avait expliqué sa démarche la veille devant les représentants des magistrats à la chancellerie, M. Philippe a dit vendredi « ne pas promettre le grand soir judiciaire, mais faire en sorte que les choses aillent mieux ». Par exemple, en tirant parti de la révolution numérique pour « gagner du temps et mieux affecter l’argent public au temps utile des magistrats ».

Le premier ministre a annoncé que trois lois devront êtres présentées au conseil des ministres au printemps avec pour objectif un vote à l’été : une loi de programmation quinquennale 2018-2022 qui devrait permettre d’augmenter, selon Bercy, de 19 % le budget de la justice, une réforme de la procédure civile et une réforme de la procédure pénale.

Deux anciens députés à la tête du chantier

Pour tenir ce calendrier serré, Mme Belloubet a lancé cinq chantiers qui devront déboucher le 15 janvier sur la formulation de « propositions concrètes, opérationnelles et calendarisées ».
L’un des chantiers les plus « sensibles », a reconnu le premier ministre, concerne la carte judiciaire. Une expression bannie au profit de celles de réseau judiciaire ou d’organisation territoriale de la justice. L’idée est d’avoir une gestion opérationnelle et administrative plus centralisée, correspondant aux treize nouvelles régions, tout en « conservant le maillage actuel » d’implantations, a promis M. Philippe. Le nombre de cours d’appel (trente-six) devrait être revu à la baisse, tandis que certains tribunaux pourraient devoir se spécialiser sur certains contentieux.

La garde des sceaux a choisi comme chefs de file de ce chantier deux anciens députés, anciens présidents de la commission des lois : Philippe Houillon (LR) et Dominique Raimbourg (PS). Ils sont tous deux avocats, un atout précieux, alors que plusieurs barreaux s’inquiètent ouvertement des projets du gouvernement. Les avocats de Metz, craignant une disparition de cette cour d’appel, n’avaient pas attendu les annonces de la ministre pour lancer un mouvement de blocage des audiences le 3 octobre.

La composition des tandems chargés de piloter les cinq chantiers reflète un souci d’efficacité et de pragmatisme. Ainsi, deux auteurs d’importants rapports remis au cours du précédent quinquennat, mais pas ou insuffisamment exploités, sont mobilisés. Bruno Cotte, ancien président de la chambre criminelle de la Cour de cassation, codirige le chantier sur « le sens et l’efficacité des peines ». L’échelle des peines, comme leur aménagement et leur exécution, sera revue pour répondre au souhait de la ministre de voir des peines adaptées, certaines et promptement exécutées. Le procureur général honoraire Jacques Baume va, de son côté, travailler sur « l’amélioration et la simplification de la procédure pénale ».

On retrouve aussi des proches d’Emmanuel Macron, anciens membres de son équipe de campagne présidentielle ayant piloté son programme justice, comme Didier Casas, retourné depuis au secrétariat général de Bouygues Télécom. Il est nommé sur le chantier prioritaire de la « transformation numérique ». L’objectif sera, pour les uns, de tester des pistes, pour les autres, de solliciter des propositions opérationnelles du terrain, pour d’autres encore, de faire émerger et formaliser des projets nouveaux.

« La procédure pénale, c’est du fond »

Reste que ces sujets n’ont donc rien de très nouveau, en dehors du chantier de la numérisation, cher au président de la République. Les syndicats de magistrats montrent d’ailleurs leur scepticisme. Virginie Duval, présidente de l’Union syndicale des magistrats (majoritaire), ne voit « rien de nouveau » par rapport aux thèmes brassés depuis des années et dénonce une « concertation de façade dans un temps extrêmement court ». Le Syndicat de la magistrature identifie des dangers derrière les concepts de modernisation et de simplification. Tandis que la ministre parle « d’alléger la contrainte bureaucratique », Clarisse Taron, secrétaire générale de ce syndicat, rappelle que « la procédure pénale, c’est du fond ». Elle s’inquiète aussi des limitations des possibilités d’appel dans les procédures civiles. Pour Edouard Philippe, s’il y a dans la justice « quelques conservatismes, quelques vieilles habitudes et quelques résistances », ce n’est « ni plus ni moins qu’ailleurs ».

Le moment semble pourtant favorable à une modernisation de la machinerie judiciaire qui ne soit pas que cosmétique. Un certain consensus politique existe et Mme Belloubet est parvenue jusqu’ici à ne pas faire de ces projets de réforme une bataille idéologique.

Le terrain a été préparé par Jean-Jacques Urvoas, qui pendant ses quinze mois passés à la justice s’est habilement concentré sur la question des moyens. Un thème qui a permis de déminer les polémiques incessantes qui avaient entravé la capacité d’action de Christiane Taubira, et surtout de faire partager le diagnostic sur l’urgence de la situation.
Dans ce contexte, le sénateur Philippe Bas (LR) avait lancé à l’été 2016 une mission d’information sur les moyens de la justice et a mené un travail en profondeur… sans doute en espérant décrocher le ministère de la justice en cas de victoire du candidat Les Républicains à la présidentielle de 2017. Mais sa peine ne sera pas totalement perdue. Son rapport publié en avril et ses deux propositions de loi déposées en juillet au Sénat contiennent de nombreuses mesures qui pourraient bien se retrouver dans les propositions que les cinq groupes de travail feront à la ministre de la justice. Entre la majorité présidentielle à l’Assemblée nationale et les travaux engagés au Sénat, la loi de programmation quinquennale de la justice et les deux réformes pénale et civile pourront se montrer ambitieuses.

Reste la question de l’indépendance du parquet. L’incertitude sur une grande réforme constitutionnelle jette une ombre sur ce sujet. Dans une lettre adressée jeudi à Emmanuel Macron, les présidents de la conférence des procureurs de la République et de la conférence des procureurs généraux écrivent que « rien ne serait pire que le statu quo ». Ils réaffirment d’une seule voix que la réforme du statut du parquet est « un enjeu démocratique en ce qu’elle participe du renforcement de l’Etat de droit ».