Dans l’adaptation, plutôt fidèle, du « Journal d’Anne Frank », les deux auteurs ont pris quelques libertés, propres à la BD, comme le détournement du « Cri », l’œuvre d’Edvard Munch. / CALMANN-LÉVY

Il y eut d’abord une fin de non-recevoir. Un non poli, mais ferme. Quand le Fonds Anne Frank demanda, il y a quatre ans, au réalisateur israélien Ari Folman d’imaginer une adaptation du Journal en bande dessinée, celui-ci refusa sur-le-champ. La proposition lui semblait trop risquée. Folman en parla tout de même à son compatriote et dessinateur David Polonsky, qui fut son directeur artistique sur Valse avec Bachir (2008), documentaire d’animation qui a notamment pour toile de fond le massacre de Sabra et Chatila (1982), pendant la guerre du Liban. Polonsky l’en dissuada tout aussi promptement. « Tout a été dit et fait autour de ce livre, qu’allons-nous pouvoir ajouter ? », se souvient d’avoir pensé l’illustrateur.

« Faire cet album de bande dessinée m’est apparu comme une sorte de mission. » Ari Folman

Et puis l’idée selon laquelle une telle opportunité ne se présente pas tous les jours a fait son chemin dans leur tête. Une semaine plus tard, Folman et Polonsky disaient finalement oui à Yves Kugelmann, le représentant du Fonds Anne Frank, installé à Bâle. Entre-temps, ils avaient pris conscience de l’objectif même de l’opération : élargir la diffusion du texte original grâce à un média – la bande dessinée – susceptible de toucher le plus grand nombre, et particulièrement le jeune public. « De plus en plus d’enfants s’éloignent de la lecture pour se consacrer aux écrans. Une version graphique du Journal d’Anne Frank est un moyen parfaitement adapté pour leur faire découvrir ce chef-d’œuvre de la littérature », explique Ari Folman.

Une adaptation fidèle

Né en 1962 à Haïfa, Ari Folman est lui-même fils de survivants de la Shoah. Ses parents ont été déportés à Auschwitz le même jour qu’Anne Frank et sa famille, en septembre 1944. « Beaucoup de ce qui se passe dans ma famille, depuis ma naissance et celle de mes sœurs, tourne autour de l’Holocauste. Faire cet album de bande dessinée m’est apparu comme une sorte de mission. Je suis très préoccupé par le fait qu’il y ait de moins en moins de survivants de cette période. Un jour viendra où tout cela sera de l’histoire ancienne, comme ça l’est aujourd’hui pour la première guerre mondiale », constate le réalisateur de Valse avec Bachir et du Congrès.

Sorti le 4 octobre dans une cinquantaine de pays, dont la France, l’album n’est pas la première bande dessinée tirée du journal intime rédigé par Anne Frank à Amsterdam, au cours des deux années précédant sa déportation, puis sa mort, en février ou mars 1945, au camp de concentration de Bergen-Belsen. En 2016, profitant de l’imbroglio juridique autour de la date d’entrée du Journal dans le domaine public, les Éditions Soleil (groupe Delcourt) ont publié une transposition BD de l’ouvrage. Les deux auteurs – Ozanam et Nadji – étaient alors restés très proches du contenu original.

« L’idée était de faire une véritable bande dessinée et d’éviter certains pièges, comme privilégier le noir et blanc au lieu d’un traitement en couleurs. » David Polonsky

Folman et Polonsky ont eu ce même souci de fidélité, inévitable devant un texte qui n’est pas un roman mais un document. Le dessinateur a travaillé à partir de photos pour représenter graphiquement les visages des différents protagonistes, ainsi que l’intérieur de l’Annexe, l’appartement secret aménagé par Otto Frank, le père d’Anne, au sein de son entreprise. Le scénariste s’est, lui, principalement attaché « à condenser un texte de 360 pages en un album de 160 pages illustrées, tout en restant le plus respectueux possible de l’essence même du Journal, mais aussi des petits événements qui s’y déroulent, des relations qui se nouent entre les personnages, du contexte historique… ».

Et quelques libertés

Ari Folman dit avoir réalisé lui-même les coupes dans le texte, sans que la fondation chargée de diffuser l’œuvre d’Anne Frank n’exerce le moindre regard sur ce travail. « Être aussi libre dans mes choix m’a beaucoup surpris. Le Journal est quand même la propriété de la famille d’Anne Frank, pas la nôtre », confie-t-il. Le duo d’auteurs s’est toutefois autorisé quelques libertés, propres au langage de la bande dessinée. Une double page détourne ainsi Le Cri (1893) d’Edvard Munch, et le Portrait d’Adele Bloch-Bauer I (1907) de Gustav Klimt. Une autre montre les familles Frank et Van Daan, des voisins, attablées autour d’un maigre repas, sous les traits d’animaux obsédés par la nourriture : un thème récurrent du Journal, ici largement développé sur le plan graphique. « L’idée était de faire une véritable bande dessinée et d’éviter certains pièges, comme privilégier le noir et blanc au lieu d’un traitement en couleurs », souligne David Polonsky.

C’est à la demande expresse du Fonds Anne Frank que David Polonsky (à gauche) et Ari Folman ont entrepris une version graphique du « Journal ». / FONDS ANNE FRANK

Sur le fond, la seule licence que se sont accordée les auteurs réside dans les relations qu’Anne entretient avec sa mère. Dans le livre publié en 1947 par Otto Frank, l’adolescente se montre extrêmement dure avec Edith Frank, accusée de ne pas la comprendre. Folman et Polonsky la peignent sous des traits moins cruels. « Nous avons ressenti une forme de pitié à son égard. Il nous semblait injuste d’être aussi sévère avec elle dans la mesure où la fille et la mère se sont réconciliées pendant leur déportation, notamment à Westerbork (camp de regroupement et de transit situé aux Pays-Bas) – un aspect que les lecteurs du texte original ignorent forcément », indique Ari Folman.

Le cinéaste israélien n’en a pas fini avec le Journal. Le Fonds Anne Frank lui a demandé une adaptation au cinéma. Il en existe déjà une, là aussi – par le cinéaste américain George Stevens, en 1959, avec Millie Perkins dans le rôle principal – mais aucune en dessin animé. Prévu pour 2019, le film devrait s’appeler Where is Anne Frank ? et son narrateur sera Kitty, nom que l’enfant avait donné à son carnet promu au rang d’amie. Sans s’éloigner de son but principal – relater le destin tragique d’Anne Frank par le biais d’un autre média –, Ari Folman songe à faire écho, dans son scénario, à un sujet contemporain : la crise des réfugiés.

« Le Journal d’Anne Frank », adapté par Ari Folman et David Polonsky. Traduit de l’anglais par Claire Desserrey et du néerlandais par Isabelle Rosselin-Bobulesco et Philippe Noble. Ed. Calmann-Lévy, 162 p., 16 €.