Tribune. Au lendemain de la guerre, le compromis entre la société française et le monde rural était clair : il s’agissait, d’un côté, d’améliorer la productivité du travail agricole par la modernisation industrielle du secteur,afin de fournir suffisamment de denrées alimentaires à moindre coût à la population urbaine naissante et, de l’autre, de garantir aux actifs agricoles une insertion dans la modernité, à équivalence avec les autres catégories socioprofessionnelles.

Accepté par une population française alors majoritairement rurale, celui-ci a légitimé le transfert de compétence (certains parleront plutôt d’abandon de souveraineté) entre la nation et la Communauté économique européenne (CEE) permettant sa construction budgétaire à travers l’institutionnalisation de la Politique agricole commune (PAC). Outre les dispositifs nationaux spécifiques d’accompagnement social mis en œuvre via la Mutualité sociale agricole (MSA), ce compromis reposait avant tout sur la politique de régulation des marchés qui garantissait l’augmentation du revenu des agriculteurs avec celle de la production, et ainsi de la qualité de vie des familles rurales.

Un rétrécissement des bénéficiaires s’est opéré au détriment de la petite paysannerie familiale et rurale

Mais il n’a pas résisté aux images spectaculaires de stocks invendus dans les années 1980, validant l’argument d’un effet pervers d’une politique agricole interventionniste. Un nouveau compromis de dérégulation a alors été institutionnalisé, au niveau mondial cette fois, avec la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995. Ce nouvel arrangement a trouvé son assise sociale en conservant l’objectif initial de production de denrées de masse à un prix toujours plus faible, ne résultant plus seulement du progrès technique mais aussi de la concurrence libre optimisant les avantages productifs des territoires.

Du côté des agriculteurs, l’acceptation a été gagnée par le maintien du budget de la PAC, redistribué depuis sous forme de subventions directes au revenu découplées du volume produit. Avec cette nouvelle donne, la rente des consommateurs urbains et celle des producteurs restants ont ainsi été préservées. Mais, un rétrécissement des bénéficiaires s’est opéré au détriment de la petite paysannerie familiale et rurale, oubliée de la mondialisation en raison de sa démographie devenue secondaire.

Mécanisme tacite de solidarité locale

Pendant un temps, l’insuffisance des seuls dispositifs d’accompagnement de la MSA a été estompée par un mécanisme tacite de solidarité locale via l’urbanisation des terres agricoles périurbaines. En effet, malgré tout bien implantés dans les conseils municipaux, les agriculteurs ont assumé collectivement de faire payer la solidarité professionnelle par le marché foncier grâce à la plus-value générée lors du changement d’affectation des sols dans les documents d’urbanismes communaux. D’une manière symbolique, il s’est agi ainsi – dans une espèce de vengeance sournoise – de compenser par l’urbanisation locale des terres agricoles, l’oubli de l’agriculture par la société urbaine mondialisée.

la pauvreté vécue dans les espaces ruraux renouvelle et amplifie une critique globale et radicale de la modernisation

Néanmoins, la violence des données récentes sur la fréquence des suicides agricoles (un cas tous les deux jours !) et sur la faiblesse du revenu professionnel (inférieur à 350 € parmois) vient briser le silence complice de la société urbaine et de la « profession » agricole instituée. Une fois encore, le local est appelé à la rescousse de manière tacite pour ne pas ébranler le compromis libéral. Mais, l’urbanisation ayant atteint son seuil d’acceptabilité, c’est les dispositifs de solidarité de droit commun nationaux qui sont mobilisés à travers l’assouplissement local des conditions d’accès au RSA ou à la prime d’activité par exemple.

Toutefois, la pauvreté vécue dans les espaces ruraux renouvelle et amplifie une critique globale et radicale de la modernisation que ne peut plus camoufler de tels arrangements locaux. Si jusqu’alors cette critique prenait essentiellement l’allure d’une nostalgie réactionnaire ou d’un « bon sens commun » paysan révolu et illustrée par la progression du vote Front national (FN) en milieu rural, les dernières élections ont révélé dans les campagnes un profond sentiment d’injustice sociale analogue à celui présent dans les quartiers urbains périphériques également marqués par le chômage et la précarité.

Rapprochement urbain/rural

Ce désarroi s’est exprimé en particulier par une adhésion au programme porté par le mouvement La France insoumise (LFI) prônant le protectionnisme « solidaire » et une critique sévère du tournant libéral de l’Union Européenne.

la population urbaine reste malgré tout fortement imprégnée d’une ambiance rurale protectrice

Certes, il est prématuré de voir dans ce rapprochement urbain/rural l’émergence d’un nouveau compromis sociétal et d’en mesurer les conséquences en terme institutionnel. Néanmoins, des alliances cognitives entre les populations citadines et rurales sont bel et bien en germe et méritent une attention accrue : car si elles reposent en apparence sur un rejet partagé de la situation, elles véhiculent en réalité un pilier de la cohésion sociale nationale ; parce que la population urbaine reste malgré tout fortement imprégnée d’une ambiance rurale protectrice, et parce que le lien alimentaire fait l’objet d’une attention croissante pour des raisons sanitaires préoccupantes.

Ainsi, il est fort probable que le travail agricole (en quantité et qualité) s’impose progressivement comme un nouveau critère d’évaluation du compromis entre la société et le monde rural, et plus largement de l’efficience de l’action publique au regard des attentes de la société en la matière.