L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

L’histoire que raconte Detroit doit être entendue. Cinquante ans après l’affaire de l’Algiers Motel, survenue aux premiers jours des violences urbaines qui ravagèrent en 1967 la capitale de l’industrie automobile américaine, la nécessité de ce récit s’impose.

Dans les mois qui ont suivi les faits que raconte le film de Kathryn Bigelow, l’un des plus grands journalistes américains y a consacré un livre. John Hersey était devenu célèbre en mai 1946, avec la publication de son reportage sur le bombardement d’Hiroshima par les Etats-Unis, texte qui occupait tout un numéro du New Yorker.

Que l’incident survenu à l’Algiers Motel, à Detroit (Michigan), dans la nuit du 25 au 26 juillet 1967, ait décidé Hersey à prendre la plume est comme une garantie. Celle de l’obligation qu’il y avait alors à attirer l’attention sur les circonstances de la mort de trois jeunes Afro-Américains aux mains des forces de l’ordre.

Un souci d’exactitude

Un demi-siècle plus tard, alors qu’un mouvement s’est baptisé Black Lives Matter (« Les vies noires ont de l’importance »), démontrant que cette vérité, pour reprendre un terme cher aux auteurs de la déclaration d’indépendance des Etats-Unis, n’est pas self evident (« évidente pour elle-même »), Kathryn Bigelow et son scénariste Mark Boal redisent le martyre de Fred Temple, Aubrey Pollard et Carl Cooper, les trois morts de l’Algiers Motel, avec un souci d’exactitude qui les éloigne par la force des pièges et des conforts de la narration hollywoodienne.

Lire le portrait (dans « M ») : Kathryn Bigelow, une guerrière à Hollywood

Sans se soucier du confort du spectateur, Detroit met en scène ce qui apparaît d’abord comme une bavure – la perte de contrôle d’une poignée d’hommes, policiers, gardes nationaux, chargés justement de garder le contrôle d’un morceau de ville – pour être ensuite défini méthodiquement comme le produit inévitable d’un système.

La cinéaste ne s’autorise qu’un geste esthétique : l’inscription de ce fait divers dans la grande histoire qui se jouait alors dans les rues de Detroit, celle des émeutes mais aussi celle du triomphe de la musique afro-américaine, alors incarnée par les artistes du label Motown (contraction de motor town, « la ville de l’auto », surnom de Detroit). Elargissant ainsi sa toile, Kathryn Bigelow produit un film dont la violence sans merci dépasse la somme des souffrances montrées à l’écran.

Kathryn Bigelow produit un film dont la violence sans merci dépasse la somme des souffrances montrées à l’écran

Après un prologue fait d’images naïves qui racontent la grande migration des Afro-Américains du Sud vers le Nord, Detroit met en scène l‘allumage de la mèche qui déclenchera l’explosion : dans un cercle de jeu clandestin, une descente de police interrompt une fête organisée à l’occasion du retour de deux soldats noirs du Vietnam. La brutalité ordinaire de la rafle ne passe pas ce soir-là, déclenchant un affrontement ouvert entre les policiers et les voisins descendus en masse dans la rue.

Deux jours plus tard, la ville est en état de siège. Un concert de Martha and the Vandellas est interrompu sur ordre des autorités et les musiciens de The Dramatics, groupe qui devait succéder à l’interprète de Dancing in the Street, s’y retrouvent, dans la rue, pas pour danser, mais pour courir dans l’espoir d’échapper aux arrestations de masse, décidées en fonction de la couleur de la peau des passants.

Lire l’enquête (dans « M ») : Detroit, la mémoire à vif

Un racisme sans ambiguïté

Le lead singer des Dramatics, Larry Reed (Algee Smith), et le factotum du groupe, Fred Temple (Jacob Latimore), trouvent refuge à l’Algiers Motel. Dans une chambre, deux jeunes filles blanches en vadrouille, Julie Hysell (Hannah Murray) et Karen Malloy (Kaitlyn Dever) s’amusent avec de jeunes Afro-Américains. Observant la garde nationale qui progresse dans la rue comme dans une rizière, l’un d’eux tire avec un pistolet d’alarme en direction des militaires.

Bientôt le motel est investi par les gardes nationaux et par une patrouille de police, qui reçoivent le renfort d’un vigile posté aux alentours, l’unique Noir du groupe des forces de l’ordre, Melvin Dismukes (John Boyega).

Sous la direction de l’officier de police Krauss (Will Poulter), le seul personnage dont le nom a été changé, l’opération de recherche du tireur de balles à blanc se transforme en longue séance de torture. Les Afro-Américains sont battus, trois sont assassinés. Les jeunes femmes blanches sont humiliées, agressées.

Lire le compte-rendu (Le Monde Festival) : Kathryn Bigelow au cœur des émeutes raciales

A sa première apparition, l’agent Krauss soupire depuis sa voiture de patrouille « On les a laissés tomber », en regardant les pillards et les passants du ghetto qu’il traverse. Cette réflexion qui se voudrait bienveillante se déploiera plus tard en un discours d’un racisme sans ambiguïté, qui procède aussi bien de la haine de la différence que de la condescendance.

Le plus terrifiant dans le récit minutieux de cette nuit de violence, ce n’est pas tant la cruauté des bourreaux que la certitude qu’ils ont de leur impunité.

Une juste colère

Entre les victimes et ces policiers qui se sont affranchis de toute règle s’interpose la figure de Melvin Dismukes, le vigile, descendant de ces domestiques que les esclaves des champs méprisaient pour leur compromission avec les maîtres. John Boyega, le seul des acteurs à travailler un matériau complexe, en fait un personnage fascinant, qui limite les dégâts sans parvenir à empêcher le pire.

Le film embrasse à la fois un système, ses inévitables déviations et son incapacité à se réformer

Quant au Britannique Will Poulter, son physique enfantin exacerbe la répulsion que l’on ressent à l’égard du policier Krauss. En face, Algee Smith trace la descente aux enfers d’un artiste promis à un grand avenir qui se voit voler à la fois la chance qui se présentait à lui et l’estime qu’il avait de lui-même. Cette longue séquence, construite comme une reconstitution judiciaire, animée d’une juste colère, occupe plus de la moitié du film. Lui succède le spectacle tout aussi affligeant du déni de justice opposé aux survivants, aux familles des victimes.

Detroit embrasse à la fois un système, ses inévitables déviations et son incapacité à se réformer. Un système qui est censé régir la vie de tous, quelle que soit la communauté à laquelle on appartient.

A cet égard, la question que se posera un spectateur français n’est pas tant de savoir si Kathryn Bigelow, Anglo-Norvégienne, était en droit d’écrire une page d’histoire qui a cruellement marqué la communauté noire, que de se demander où sont les films qui prennent à bras-le-corps l’histoire des villes qui s’embrasent, des affrontements entre leurs habitants et les policiers, de ce côté-ci de l’océan.

DETROIT - de Kathryn Bigelow - Bande-annonce #2 VF
Durée : 02:33

« Detroit », film américain de Kathryn Bigelow. Avec Algee Smith, John Boyega, Will Poulter, Hannah Murray (2 h 23). Sur le Web : Marsfilms.com/film/detroit, detroit.movie et Facebook.com/DetroitMovie