1er octobre 2017, à Yamoussoukro, la capitale ivoirienne. Le Groupe initiative Afrique (GIA), un cercle de réflexion présidé par l’ancien premier ministre ivoirien Charles Konan Banny, conclut sa quatrième conférence internationale sur le thème de « l’intégration régionale en Afrique ».

Un sujet s’est progressivement imposé lors des échanges débutés quarante-huit heures plus tôt : la future adhésion du Maroc à la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao). Une entrée pour laquelle le royaume chérifien a obtenu « un accord de principe » lors du 51e sommet de la Cédéao à Monrovia (Liberia) le 4 juin et qui, même si elle avait créé la surprise sur le coup, était ensuite presque tombée dans l’oubli. Une décision simple, acceptée de tous, au Maroc comme dans les pays ouest-africains, et qui passerait presque comme une lettre à la poste.

A Yamoussoukro pourtant, parmi la soixantaine de personnalités présentes, la question ne fait pas l’unanimité, loin de là. Les participants, soumis aux règles dites de Chatham House (qui consiste à s’engager à ne pas révéler l’identité des autres participants) viennent de toute l’Afrique de l’Ouest mais aussi du Cameroun, d’Afrique du Sud ou du Canada, et de tous les secteurs (société civile, secteur privé, administration, diplomatie…). D’un côté les « pour », qui mettent en avant « la valeur ajoutée du Maroc, sixième puissance continentale, qui renforcera le poids économique de la Cédéao », « l’expérience du Maroc aux niveaux sécuritaire, universitaire, industriel », « les relations bilatérales historiques et très fortes qui existent déjà entre le Maroc et de nombreux pays ouest-africains ». « Le Maroc est déjà dans nos Etats, dans nombre de secteurs, comme les assurances, les banques, l’industrie pharmaceutique, le BTP », argumente un participant.

Premier partenaire commercial du Maroc

Le Maroc « est déjà dans “nos” Etats ». Presque un euphémisme, à l’aune de la récente offensive chérifienne de ces dernières années en Afrique de l’Ouest. Selon le rapport 2017 de l’Office des changes du Maroc (une entité du ministère de l’économie et des finances), l’Afrique de l’Ouest est aujourd’hui le premier partenaire commercial du Maroc en Afrique subsaharienne. « Les exportations du Maroc à destination de l’Afrique de l’Ouest ont triplé depuis 2008, passant de 3,2 milliards de dirhams à 10,2 milliards de dirhams en 2016 [de 290 millions d’euros à 900 millions d’euros] », précise le rapport. Entre 2011 et 2015, les investissements directs marocains en Afrique de l’Ouest ont quant à eux quintuplé, passant de 295 millions de dirhams à 1,6 milliard de dirhams, avec de fortes progressions en Côte d’Ivoire et au Mali, notamment. Des investissements portés par des entreprises telles que Maroc Telecom, Attijariwafa Bank, BMCE Bank, Royal Air Maroc, mais aussi un secteur agro-industriel très puissant.

De l’autre côté, les « sceptiques » pour qui cette demande d’adhésion doit être plus attentivement analysée, étudiée. « Si on ne nous demande pas notre avis, ni à nous ni aux Marocains d’ailleurs, par référendum, que l’on demande au moins leurs avis à nos représentants, aux Parlements nationaux », avance une femme d’affaires ouest-africaine. Les questions s’enchaînent : « Pourquoi tant de précipitation ? », « Et après le Maroc ? L’Algérie, la Tunisie ? La Cédéao a-t-elle vocation à autant s’étendre ? », « La Cédéao qui est déjà un bloc fragile, n’a-t-elle pas d’autres priorités, d’autres défis structurels à régler au préalable ? », « Après la France, la Chine, les pays ouest-africains, ne sont-ils pas, à travers le Maroc, à la recherche d’un énième sauveur ? ». C’est donc peu dire que l’imminente adhésion du Maroc fait débat.

En creux, une évidence : le manque d’informations disponibles sur le processus même d’adhésion à la Cédéao et ses conséquences, dont son impact économique sur les pays déjà membres de l’organisation.

« Ingéniosité et flexibilité »

« Les chefs d’Etat lui ont donné leur accord de principe en raison des liens forts et multidimensionnels de coopération avec l’Afrique de l’Ouest », justifie très vaguement le communiqué final du sommet de Monrovia en juin. Quant au traité instituant la Cédéao signé en 1975 et révisé en 1993, il est aussi concis que flou sur le sujet : « Les membres de la Communauté sont les Etats qui ratifient le présent traité » (article 2, alinéa 2).

« L’adhésion est une construction sui generis, il n’y a pas de manuel prêt à l’emploi, il faut faire preuve d’ingéniosité et de flexibilité en gardant en vue les objectifs », avait ainsi concédé Nasser Bourita, le ministre marocain des affaires étrangères et de la coopération internationale en août.

Comme l’explique ce haut cadre de l’institution ouest-africaine qui tient à rester anonyme, l’adhésion du Maroc va purement et simplement être décidée par les présidents et par eux seuls. « Des études d’impact ont été demandées par les chefs d’Etat, elles sont en cours, avance-t- il. Mais nous sommes déjà allés trop loin dans le processus, il faut considérer que le Maroc est déjà membre. » Une décision qui sera vraisemblablement annoncée le 16 décembre lors du prochain sommet de l’organisation à Lomé, au Togo.

Invraisemblable pour Gilles Yabi, le fondateur de Wathi, un cercle de réflexion citoyen pour l’Afrique de l’Ouest basé à Dakar, qui ne se prononce ni pour ni contre cette adhésion, mais dénonce aujourd’hui « l’absence d’un débat public informé sur des choix stratégiques et déterminants pour l’avenir de toute une région ».

Vaste zone de libre-échange

A Abidjan comme à Lagos ou à Dakar, c’est surtout au sein des milieux d’affaires que les interrogations se multiplient. En substance : les entreprises marocaines auront désormais accès à une vaste zone de libre-échange, même si de nombreuses barrières tarifaires et non tarifaires persistent, ainsi que de libre circulation des personnes. Mais la réciproque sera-t-elle garantie ? Pour toutes les entreprises, les produits ouest-africains et pour les 350 millions d’habitants de la zone ?

De nombreux syndicats nigérians, qui craignent la concurrence des produits marocains, sont montés au créneau ces dernières semaines et demandent à leur président, Muhammadu Buhari, de s’opposer à l’adhésion du Maroc. Le prédisent de la puissante Association des entreprises manufacturières du Nigeria (MAN), Frank Udemba Jacobs, a notamment déclaré en septembre : « Nous exhortons le gouvernement fédéral a s’opposer à cette adhésion qui serait catastrophique pour le secteur productif de notre économie. » Et d’ajouter : « Nous savons que le Maroc est lié par plusieurs traités commerciaux à l’Union européenne. Les produits européens qui arrivent au Maroc finiront donc forcément au Nigeria, le plus grand marché ouest-africain. Nous nous opposons avec véhémence à cette adhésion. »

« Il n’y a pas à s’inquiéter, le Maroc ne peut que constituer une valeur ajoutée pour la Cédéao, déclare pour sa part Yaya Sow, ancien ambassadeur de ladite organisation auprès de l’Union européenne. L’adhésion est un processus en plusieurs étapes. Après la séquence politique, nous sommes déjà entrés dans la séquence juridique, où le Maroc va devoir adapter ses textes à ceux de la Cédéao. Il y aura des négociations et du débat, et cela est tout à fait normal. Quitte, par exemple, à échelonner le démantèlement tarifaire de certains produits, sur plusieurs années. »

Pour Mamadou Diallo, consultant en affaires publiques à Abidjan, le problème est ailleurs : « La plupart des dirigeants politiques semblent s’accorder sur cette décision d’ouvrir grandes les vannes du marché Cédéao, alors qu’une partie des élites économiques de leurs pays respectifs n’est pas tout à fait préparée à cela. Du côté des opérateurs économiques subsahariens, si l’on comprend l’offensive et la stratégie du Maroc, qui dans les dernières décennies a investi massivement et fait émerger dans la zone des champions dans les secteurs bancaire, assurantiel ou aérien, celles des Etats ouest-africains au Maroc sont quant à elles illisibles. Quels sont les champions ouest-africains implantés au Maroc ? Il y a la peur que, encore une fois, par manque de stratégie commune et d’anticipation, les choses nous échappent dans trois ou quatre ans. »