LES CHOIX DE LA MATINALE

Cette semaine, notre liste fera naviguer le lecteur de la naissance d’un mythe, celui de King Kong, à la naissance d’un amour entre un bel adolescent et une femme mûre dans le Dublin des années 1980. A moins qu’au gorille, il préfère les Amazones et se voie mieux dans les bas-fonds de Cork en compagnie d’une jeune prostituée toxicomane…

ROMAN. « Vera », de Karl Geary

Dublin, années 1980. Les difficultés économiques et le manque de perspectives ont déjà poussé des milliers d’habitants à l’exil. C’est cette époque de dépression que Karl Geary dépeint dans son attachant premier roman. Il y met en scène Sonny, bel adolescent issu d’une famille défavorisée. Dès qu’il le peut, il fuit les siens pour aller boire en ville, seul.

Sur le chantier de rénovation d’une maison ancienne où l’a amené son père, Sonny fait la connaissance de Vera, la propriétaire, une femme en tous points différente de lui. L’histoire d’amour hors norme et tragique qui va naître entre ces deux solitaires donne matière à un subtil roman d’apprentissage, évitant les ressorts convenus du genre. Ariane Singer

« Vera » (Monpelier Parade), de Karl Geary, traduit de l’anglais (Irlande) par Céline Leroy, Rivages, 256 pages, 21,50 €.

RIVAGES

ROMAN. « Kong », de Michel Le Bris

Dans Kong, Michel Le Bris revient sur la naissance de King Kong, le dieu gorille, à travers le destin de ses pères, Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, duo mythique d’Hollywood et des « Roaring Twenties » américaines. Ces deux réacteurs propulsent sans tousser ni mollir les 900 pages de ce colossal Kong.

L’auteur mêle respect de la chronologie (de février 1919 à mars 1933, première du film) et effets de montage cinématographiques, constamment soucieux de l’histoire qui offre sa basse continue à la saga de ses deux héros (première guerre mondiale, Prohibition, crise de 1929, avènement d’Hitler), pour ce récit endiablé, cousu d’érudition, qui ricoche d’un coin à l’autre de la planète, palpite et retentit, explose et s’apaise. François Angelier

« Kong », de Michel Le Bris, Grasset, 944 pages, 24,90 €.

GRASSET

ROMAN. « Hérésies Glorieuses », de Lisa McInerney

Début d’une trilogie « sexe, drogue et rock’n’roll », le superbe premier roman de l’Irlandaise Lisa McInerney relève de la chronique urbaine. Dans les bas-fonds de Cork, plusieurs personnages liés par un fait divers vont se croiser, se battre et se débattre ; Ryan, l’ado délinquant, Georgie, jeune prostituée toxicomane, et la sexagénaire Maureen.

Le livre se présente comme une ronde où alternent chutes et rédemptions, brutalité et amour notamment à travers l’histoire passionnée de Ryan et de sa petite amie. Ce roman noir de l’addiction et de la violence sociale est empathique, abrasif et lyrique. Macha Séry

« Hérésies Glorieuses » (The Glorious Heresies), de Lisa McInerney, traduit de l’anglais (Irlande) par Catherine Richard-Mas, Joëlle Losfeld, 464 pages, 23,50 €

JOËLLE LOSFELD

ESSAI. « Les Amazones. Quand les femmes étaient les égales des hommes », d’Adrienne Mayor

Voici un livre promis à devenir un classique des études sur le genre. Dans Amazones, l’historienne Adrienne Mayor, chercheuse à l’université Stanford (Californie), entreprend un travail monumental, aux confins de l’histoire, de la philologie, de l’archéologie et de l’anthropologie : retrouver les racines du mythe grec des Amazones, ce peuple de redoutables guerrières qui, comme le proclame le sous-titre de l’ouvrage, « étaient les égales des hommes ».

Le résultat est une somme passionnante, d’une érudition éblouissante et qui tient autant de l’encyclopédie que du polar historique et anthropologique. Stéphane Foucart

« Les Amazones. Quand les femmes étaient les égales des hommes » (The Amazons. Lives and Legends of Warrior Women across the Ancient World), d’Adrienne Mayor, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Pignarre, La Découverte, 560 pages, 25 €.

LA DÉCOUVERTE

ESSAI. « Médiarchie », d’Yves Citton

En 2014, Pour une écologie de l’attention (Seuil) examinait quel soin on peut prendre de notre temps de cerveau disponible face aux « envoûtements médiatiques ». C’est à ceux-là que Médiarchie se consacre aujourd’hui, en essayant de « cartographier ce régime d’expérience et de pouvoir » que sont les médias, un « milieu » dans lequel, de la presse aux réseaux sociaux en passant par l’industrie culturelle, non seulement nous baignons mais qui, plus profondément, nous constitue « individuellement et collectivement ».

Nous sommes en « médiarchie » et non en démocratie, estime Yves Citton. Ce spécialiste de littérature et médiologue ne verse pourtant jamais dans la déploration ni la paranoïa : à ceux qui accusent les médias de nous « zombifier », il propose, entre autres, de profiter de cette zombification pour, à notre tour, « zombifier la médiarchie ». Il faut retourner les armes de l’ennemi contre lui-même, non pour le tuer mais pour bricoler son ADN et le « démocratiser ».

Aussi imaginatif que rigoureux, empruntant aux champs les plus divers (art contemporain, musique, littérature médiumnique), Médiarchie promeut un hacking existentiel qui préserverait, dans les médias, la possibilité de l’expérience créative et singulière, c’est-à-dire d’une « hospitalité » inconditionnelle pour l’humain. Eric Loret

« Médiarchie », d’Yves Citton, Seuil, « La couleur des idées », 410 pages, 23 €.

SEUIL