Jour après jour, les témoignages se font plus nombreux. Des actrices racontent le harcèlement, les agressions sexuelles et viols dont elles disent avoir été victimes de la part du producteur de cinéma Harvey Weinstein.

Muriel Salmona, psychiatre spécialisée en psychotraumatologie et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, revient sur la difficulté pour les victimes de parler de leur agression.

Comment expliquer que les actrices qui dénoncent les actes de Harvey Weinstein ne parlent que maintenant ?

Muriel Salmona : Pour comprendre les délais, il faut comprendre le contexte de domination dans lequel se joue l’agression. Car il y a toujours un processus de domination, de pouvoir : l’agresseur a l’autorité absolue. Il a tous les droits et la victime n’en a aucun. C’est à la victime de se soumettre : sa souffrance et ce qu’elle veut ou ne veut pas n’a aucune mesure par rapport à ce que veut l’agresseur. Nous sommes toujours dans le cadre d’une dépendance (professionnelle, économique, affective…) ; Harvey Weinstein avait une position d’autorité. C’est une situation d’inégalité effroyable. Le fait que les hommes soient très fréquemment en position de domination sur les femmes leur donne plus d’occasions de les agresser.

Et puis, il ne faut pas oublier que certaines actrices ont parlé, mais que personne ne les a écoutées ! Il faut remettre ça dans son contexte de jeux de pouvoir : la loi du silence du système en place. Souvent, il y a une complicité et une tolérance implicite car personne n’a intérêt à ce que ça se sache.

Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui ?

Plusieurs choses ont changé : avant tout, les victimes ont acquis du poids en tant qu’actrices. Elles ne doivent plus rien à personne. Elles ne sont plus en train de construire leur carrière. Elles sont aussi peut-être mieux entourées.

Ensuite, il se peut que le système ait perdu de sa puissance. Peut-être que Harvey Weinstein était lui-même en perte de pouvoir, que son règne battait de l’aile. Il est possible que si Hillary Clinton avait été élue [Harvey Weinstein était un fervent soutien du Parti démocrate, qu’il soutenait financièrement], il aurait gardé sa position de pouvoir et l’histoire ne serait peut-être pas sortie. Enfin, les gens sont plus aptes à entendre ce genre de choses. Une journaliste avait déjà fait une enquête remarquable en 2004, mais ce n’était pas le moment politique et sociétal : ça n’a donc rien donné.

Plus d’une dizaine de victimes ont réussi à raconter en même temps ce qu’elles disent avoir subi avec Harvey Weinstein. Peut-on parler d’un phénomène de groupe ?

Il y a deux leviers : d’abord, s’il y en a une qui parle et qu’elle est entendue, c’est-à-dire que sa parole est écoutée et relayée, les autres se disent : « C’est bon, je suis légitime, puisqu’elle l’est, visiblement. Je peux prendre ce risque énorme de parler. »

Ensuite, il y a un phénomène de solidarité qui s’opère entre ces femmes : elles se disent aussi qu’il faut qu’elles y aillent, même si elles ont peur, ne serait-ce qu’en renfort de celles qui ont osé parler.

Lucia Evans, qui raconte avoir été victime du producteur, dit avoir « rangé ça dans un coin de sa tête et fermé la porte à clé ». Pouvez-vous nous expliquer ce qu’il se passe dans la tête d’une femme dans ce type de moment ?

Ce qu’elle raconte est typique du phénomène de dissociation : il est dû à un mécanisme neurobiologique de survie mis en place par le cerveau pour réagir à un stress extrême. En gros, les violences sidèrent la personne, la paralysent : ses fonctions mentales supérieures ne peuvent pas réguler le stress. Il y a une surcharge de cortisol et d’adrénaline. Pour éviter le survoltage, qui, dangereux pour le corps, pourrait endommager les organes vitaux (créer un arrêt cardiaque par exemple), le corps isole le cerveau en faisant « disjoncter » la partie responsable (l’amygdale cérébrale), ce qui interrompt la production d’hormones de stress.

Tant que la victime reste en contact avec le danger (l’agresseur, l’entourage de l’agresseur ou le système qui a permis que l’agression se produise) le corps continue à faire “disjoncter” le cerveau, pour se protéger. Les événements sont donc complètement déconnectés des émotions, il ne les a pas vécus comme « traumatisants » par la victime, ils sont perdus. Ils ne réapparaissent que lorsqu’elle est protégée (c’est-à-dire entourée ou apte à comprendre ce qu’il s’est passé, parfois des années plus tard).

D’autres mécanismes de survie peuvent se mettre en place, comme la mémoire traumatique : quand le cerveau disjoncte, la mémoire ne fonctionne plus correctement. Les expériences restent bloquées dans l’amygdale cérébrale, sans être « traitées » et transformées en souvenirs. Sans cette étape en plus, pour le cerveau, c’est comme si ça venait de se passer, même des années après. Avec cette mémoire traumatique brute, les victimes vont revivre à l’identique les pires moments, de façon incontrôlée et envahissante, avec la même terreur, les mêmes douleurs, les mêmes ressentis sensoriels sous forme de flashbacks (images, bruits, odeurs, sensations, etc.). C’est une torture pour eux.

Ronan Farrow, un des journalistes qui a révélé l’affaire, parle de « tournant culturel » qui permet de libérer la parole. Pensez-vous qu’il s’agit ici d’un phénomène culturel, social ?

J’ose espérer, et j’espère encore qu’il s’agit bien de cela. J’espère que c’est un sujet qu’on prend enfin au sérieux, vu qu’il y a de plus en plus de recherches et qu’on connaît beaucoup mieux les conséquences catastrophiques des violences sexuelles, qu’on a les chiffrées, et qu’on n’en parle plus. Je dis « j’espère », car parfois, on croit qu’on arrive au bout du tunnel mais on est vite déçu. Mais j’ai tout de même l’impression que les gens aujourd’hui sont davantage prêts à recevoir cette parole qu’avant.

En outre, je pense que la société devient de plus en plus égalitaire, et que du coup le rapport de domination totale des hommes sur les femmes est en train de sauter. La culture d’égalité qui se met lentement en place permet aux femmes d’être plus entendues, d’avoir plus de valeur aux yeux de la société, et les violences qui se font contre elles sont de plus en plus intolérables.

Affaire Weinstein : quand Hollywood plaisantait sur le comportement du producteur
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