Documentaire sur France 5 à 22 h 40

Définir ce qu’est la ­liberté face à la ­caméra relève de la gageure. Même quand on est un intellectuel. D’emblée, Mathias Enard tente une définition personnelle : « Ecrire des romans, c’est avancer vers une liberté chaque fois plus grande. »Virginie Despentes complète : « Etre écrivain, c’est l’un des métiers les plus en dehors des contraintes qu’on puisse ­imaginer ». Pascal Quignard parle, pour sa part, de la liberté comme d’une « joie toujours un peu angoissante ».

Dans le second volet de cette ­série documentaire de Sylvain ­Bourmeau, intitulée sobrement Les intellectuels du XXIe siècle, dix personnalités s’expriment sur la liberté, en ­définissent les ­contours, ­discutent de ses limites, de ses restrictions et de ses privations.

Foisonnante, pertinente, parfois déroutante, cette conversation est ponctuée à intervalles réguliers par des extraits du documentaire Des spectreshantent l’Europe, de Maria Kourkouta et Niki ­Giannari, montrant de profil des migrants marchant silencieusement sur une route boueuse d’Idomeni, à la frontière entre la Grèce et la Macédoine. Ces ­moments de respiration, qui ­permettent au téléspectateur de méditer ce qui vient d’être dit, ­l’invitent également à s’interroger sur la liberté de circulation.

De haut en bas et de gauche à droite : Luc Boltansky, Patrick Boucheron, Olivier Cadiot, Patrick Chamoiseau, Vincent Descombes, Virginie Despentes, Mathias Enard, Didier Fassin, Sandra Laugier et Pascal Quignard / France 5

Après quelques tâtonnements, la discussion devient plus tranchante. Le sociologue Luc ­Boltanski lance le premier les hostilités : « La liberté, c’est faire des pas, ne pas être en prison, s’habiller comme on veut, dire ce qu’on veut. Cette notion est actuellement mise en danger par l’intégrisme musulman, le djihadisme, de façon très violente ; par l’intégrisme catholique ou protestant, pour l’instant de façon moins violente dans l’espace public ; et puis par les régimes ­politiques qui, en prétextant défendre la liberté, la limitent ».

Le film embrasse dès lors les ­problèmes qui se posent avec acuité non seulement dans la ­société française, mais aussi dans le monde contemporain. Virginie Despentes avoue ne pas être sûre que les attentats de janvier et ­novembre 2015 visaient « nos ­libertés ». Elle y voit plutôt une ­pulsion de destruction.

« Les mesures sécuritaires prises en réponse aux attentats font partie de la machine terroriste. En terrorisant, les terroristes provoquent des réponses excessives ». Didier Fassin

L’anthropologue Didier Fassin relève que « les mesures sécuritaires prises en réponse aux attentats font partie de la machine terroriste. En terrorisant, les terroristes provoquent des réponses excessives ». ­Lucide, Patrick Boucheron note pour sa part « une indifférence de plus en plus généralisée de la société à la ­limitation des libertés ».

L’historien reconnaît l’embarras des intellectuels à penser les ­restrictions des libertés, du fait même de leur propre liberté qui relève, selon lui, d’un « choix irrécusable et inconditionnel ». Ceux-ci peuvent d’ailleurs en payer le prix fort. Virginie Despentes admet avoir perdu sa capacité à « recevoir des coups à l’infini » après la ­censure de son film Baise-moi.

Le film est aussi l’occasion de penser la liberté sur le terrain de l’économie. Quoi de plus libre en effet que la circulation du capital et des flux financiers qui se joue aujourd’hui des frontières et des Etats ? Incisif, l’écrivain ­Patrick Chamoiseau constate la « néantisation » de l’humain provoquée par la société capitaliste. Luc ­Boltanski pointe, lui, une contradiction fondamentale : ceux qui critiquent le libéralisme oublient trop souvent que nos libertés sont le fruit des combats des libéraux.

Servi par un montage efficace et subtil, le documentaire de ­Sylvain Bourmeau parvient à construire ainsi un dialogue ­intelligent et fécond, guidé par la justesse des intuitions, la liberté de ton, la capacité d’érudition et la finesse d’analyse.

Les intellectuels du XXIe siècle : Penser la liberté, de Sylvain Bourmeau (Fr., 2017, 50 minutes).