Cap sur la 45e édition (2018). Le NJP (Nancy Jazz Pulsations) reste un monument de labilité, de programmation ailée, concentré dans de faux zig-zags de styles et d’inspiration. Cet explosif mélange des genres, des tendances et des présences, est dû, sous la présidence du dernier survivant des quatre fondateurs, Claude–Jean « Tito » Antoine, à un type : le plus inventif, le plus brillant et le plus débonnaire des programmateurs : Patrick Kader.

Ces deux là finiront, comme tout un chacun, par passer la main. Ce n’est pas de saison, tant mieux. On a beau se dire, comme les bonnes gens, que nul n’est irremplaçable, ou comme les peureux, que d’ailleurs les cimetières sont pleins de gens irremplaçables, bla-bla-bla, on sait sans risque d’erreur que Tito et Patou (déjà, ces chaffres inénarrables de quartier et de cours d’école laïque, sont et seront irremplaçables.

D’autres produiront une autre version du NJP, mais ils ne seront pas dans l’esprit. Esprit qui remonte aux années 1968, au gauchisme version allègre, à la passion d’inventer et de douter joyeusement de son invention, au free tout terrain et à la rage de discuter. Esprit qui dure, mais dont on ne peut dire qu’il règne.

Quand quelques princes de la première édition, Sun Râ et Chris McGregor – ni plus ni moins que Duke Ellington ou Gil Evans – sont partis trop loin de nous (l’un sur Sirius, l’autre, au paradis des anges) – leurs orchestres ne leur ont pas survécu. Pourquoi ? Parce que c’étaient des chefs ? Pas le moins du monde. Parce que c’étaient des âmes contagieuses.

Le NJP est soumis à ce destin. Depuis 44 ans, la quinzaine est un prodige de déséquilibres équilibrés, un tour de piste éblouissant de toutes les tendances, de toutes les stars, de tous les talents émergents, à Nancy, en région, un peut partout, avec une volonté de rencontrer tous les publics. Différence avec l’édition 1973 ? Celle-ci s’adressait à une certaine jeunesse que d’autres déterminations poussaient (politiques, intellectuelles, vitales, déconneuses). Comme un peu partout, l’édition 2017 différencie ses publics par l’âge ou le mode de vie et de comportement (ce que Bourdieu appelait l’habitus). Mais enfin, qui s’étonnerait que le NJP n’ait pas, en plus de quarante ans changé ?

Deux magiciens sans baguette

Le plus surprenant, c’est que cette évolution se soit produite sous la houlette de deux magiciens sans baguette, entourés d’équipes incroyables. Alors, comme les autres années, prenons une soirée au hasard, le samedi 14 octobre : Watchdog, duo prometteur sans doute, mais moins novateur qu’il n’imagine (38 ans après John Surman, tout de même), Youn Sun Nah, la délicieuse chanteuse de variétés, qui revient salle Poirel pour la troisième fois. La salle Poirel, c’est le temple le plus délicat du festival. En 1973, Terry Riley – pianiste classé parmi les « répétitifs » – s’y produisait, et cela, bien trempé dans la volonté des fondateurs de se moquer des oukases, était vécu comme une vraie provocation.

A l’Autre Canal Club, No Drum No Moog (« synth-rock » de démonstration pour les synthétiseurs historiques Moog) et Guillaume Perret, énergumène en solo sous étiquette « free » ; dans la grande salle, programme électro, dancefloor, voyages cosmiques, et musique minimale progressive. On doit oublier quelque Magic Mirrors (où officie le groupe Cunninlynguists au nom très pittoresque) et autres clubs underground. Sans compter qu’avec l’âge on ne peut pas être partout.

Energies mythiques

Retour au chapiteau comme on retourne aux sources. Sarah McCoy ne lésine ni sur les piercings, ni sur les tatouages, ni sur la générosité du corps, encore moins sur l’ensauvagement. Elle réside à la Nouvelle-Orléans, comme pour en dégager je ne sais quelles énergies mythiques. Et, sauf à avoir perdu son chien la veille, on ne s’en plaindra pas. Ça déménage sans la moindre subtilité, ça va au fond des choses, comme si elle cherchait à dénicher l’instant d’avant les silex du blues.

Lui succède, en chair (il a du corps) et en esprit, CharlElie Couture pour son album Lafayette (Le Monde du 10 octobre). Ici, sous le très mythique chapiteau du NJP, il aura tenu tous les rôles : spectateur, photographe, acteur, artiste « multiste », multipiste, plasticien, chanteur Mosellan, franco-américain, sa mère enseignait en Alabama et dans le Wisconsin. Elle est partie l’an dernier. Il est temps. On va faire un tour par les bayous de Louisane et Lafayette. Voix chaude, précision des timbres. Dans un monde musical où règnent le simulacre et les simagrées, pas très loin du chapiteau même, la présence à la fois solide et souple de CharlElie Couture remet les choses en place. Lafayette, son 20e album en studio, est un des actes les plus intelligents sur ce qui occupe beaucoup les esprits ces temps-ci : les rapports France/Etats-Unis.

« Si la liberté est reine, je veux être son roi. »

Lui, il ne traque pas la domination, la colonisation, il cherche le lien « entre le fantasme des Etats-Unis que l’on peut avoir de France et inversement. » La Fayette, l’homme libre des trois révolutions (l’américaine, 1789 en France et 1830) inspire ce vers à CharlElie : « Si la liberté est reine, je veux être son roi. » Sait-on que le marquis est enterré dans la carré des aristocrates, au très secret cimetière de Picpus (Paris 12e) ? La bannière étoilée flotte sur sa tombe, et hommage lui est rendu tous les 4 juillet. Le plus étonnant ? de 1939 à 1945, la bannière étoilée a flotté sur la tombe de La Fayette, dans un Paris nazifié.

Concert tonique, loyal, sans bavure. De Déconner à la guitare dobro (guitare à résonateur) à La Fayette (en Gibson noire) suivi d’un récitatif soutenu au piano pour le énième rappel, après pic sur Comme un avion sans ailes, pas un instant de répit. Formation de luxe : Karim Attoumane (guitare), Pierre Sangra (violon, banjo), Jacques Bavard (basse), Martin Mayer (batterie). Retour au pays natal après détour par un des pays d’élection (la Louisiane). Blues, cajun, rock, la classe pure.

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Et le jazz dans tout ça ? Ici, on pose la question depuis 1973. Tito et Patou n’ont pas d’états d’âme. Il est partout et nulle part. Il y en a beaucoup à Nancy, et pas mal de ses transmutations. Le mystère du jazz n’est pas moindre que celui de Dieu. Celui du NJP relève de la science programmée de l’évolution. Y a-t-il encore des musiciens qui étaient présents en 1973 ? Un seul, Del Rabenja (valiha), avec le Palm Unit (18 octobre). En 1973, Del Rabenja faisait partie du Jef Gilson Big Band qui ouvrit la première édition du NJP. Qui, pour s’en souvenir ? Internet ? Non : Patou, dit Patrick Kader. L’« Hommage à Jef Gilson » que promet le Palm Unit est plus que salutaire.

NJP (Nancy Jazz Pulsations, jusqu’au 21 octobre). 17 octobre : Biréli Lagrène « Gipsy Project », Django Memories (Stochelo Rosenberg), Mitch Tornade et invités, Paul Lay Trio, Craig Taborn 4tet. nancyjazzpulsations.com