Cinq ans que les millions de lecteurs de John Green attendaient un nouveau roman. Tortues à l’infini est paru, le 10 octobre, à grand renfort de campagnes publicitaires et d’annonces. Depuis son précédent opus, Nos étoiles contraires, l’auteur américain pour adolescents s’est hissé au rang des écrivains les plus influents de la planète. L’ouvrage, emblématique des récits « young adult », raconte l’histoire d’amour de deux adolescents atteints du cancer – il s’est écoulé à plus de 23 millions d’exemplaires et a donné lieu à une adaptation cinématographique à succès en 2014. Dans Tortues à l’infini, John Green écrit les aventures d’Aza, 16 ans, une jeune femme atteinte de troubles obsessionnels compulsifs (TOC) qui enquête sur la disparition d’un millionnaire.

Des milliards de vues

A 40 ans, John Green est un auteur culte et multimillionnaire qui a vendu plus de 50 millions d’ouvrages et déplace les foules lors de ses apparitions publiques. Mais il est avant tout un pionnier des réseaux sociaux, à la tête, avec son plus jeune frère Hank, d’une énorme communauté, qui va bien au-delà de son seul lectorat.

Sur la Toile, les frères Green fédèrent plusieurs millions d’abonnés sur différentes chaînes YouTube. Ils ont notamment bâti une entreprise de vidéos en ligne avec une quinzaine de programmes éducatifs dépassant à ce jour plus de deux milliards de vues sur la plate-forme, d’après les calculs du New York Times.

Tout commence dans les années 1990, quand leur père décide d’installer Internet dans le foyer. Cela devient, dès lors, le média d’expression privilégié de ces deux hyperactifs. YouTube, mais aussi Twitter, Facebook et Instagram, Tumblr… Les deux blogueurs s’emparent de toutes les plates-formes à leur disposition pour s’exprimer sur leurs passions : la littérature, l’art, la politique, les sciences notamment.

Il y a dix ans, John et Hank commencent à bâtir l’une des pastilles les plus populaires du Net anglophone : ils décident de communiquer pendant un an à distance uniquement par vidéo interposée. A l’époque, YouTube a à peine plus d’un an et les créateurs de vidéo balbutient. Les frères Green innovent et font partie des premiers a esquisser les codes du « vloging », les confessions en vidéo face caméra : récits personnels, confidences, conseils, débats, plaisanteries et chansons couronnées d’un style incisif et humoristique.

A la différence d’auteurs qui se tiennent éloignés de leur public, John Green dialogue très tôt sur Skype avec ses lecteurs et se prête régulièrement au jeu des questions-réponses avec eux. Immédiatement reconnaissable à son débit de parole hyperrapide, l’écrivain se met volontiers en scène face caméra.

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Sciences ludiques

S’ajouteront à leur chaîne principale, baptisée Vlogbrothers, une chaîne pédagogique, Crashcourse, qui rassemble sur YouTube plus de 7 millions d’abonnés avides d’apprendre sur l’histoire, l’économie, la politique, la physique, l’informatique. Mais aussi la pastille SciShow dédiée aux sciences ludiques. A cet empire s’arriment des podcasts, des pages Facebook de fans mais aussi des projets philanthropiques comme l’œuvre de charité Project for awesome, vouée à de nombreuses causes. Les Green ont également créé en 2010 VidCon, une conférence annuelle de vlogueurs et youtubeurs. Persuadé que la connaissance et l’éducation peuvent s’acquérir au-delà des moyens traditionnels, John Green est également un habitué des conférences en ligne Ted.

A mesure qu’ils multiplient les initiatives, leur communauté, qu’ils appellent la « nerdfighteria », se soude. Ils offrent aux fans, les nerdfighters, un signe et un logo de ralliement, des expressions et des blagues d’initiés à l’image de « French the llama » qui traduit la surprise comme « Oh my god ! ». Ou encore le leitmotiv « DFTBA », « don’t forget to be awesome » (« n’oublie pas d’être génial »). Les nerdfighters commémorent aussi certaines dates. Le 3 août, le « Esther Day » rend hommage à une nerdfighter de la première heure, Esther Earl, morte du cancer de la thyroïde à 16 ans en 2010. Depuis leur rencontre trois ans plus tôt, John Green avait entretenu une correspondance avec la jeune femme, qu’il considérait comme un exemple d’humour et d’optimisme, et qui lui inspira le personnage de Hazel de Nos étoiles contraires.

Fans de Harry Potter

L’écrasante majorité des nerdfighters sont nord-américains, âgés entre 16 et 22 ans. Les plus jeunes grandissent avec la communauté, comme l’indique une enquête annuelle auprès des nerdfighters et restituée dans une vidéo de plus d’une heure par Hank Green. De nouvelles personnes ne cessent, au fil des années, de rejoindre cette communauté assidue et ce, même si John Green ne publie pas de best-sellers. Bien sûr, une vague de fans aura grossi les rangs de la nerdfighteria entre 2012 et 2015, trois années qui ont souri à John Green avec le succès international de Nos étoiles contraires, mais aussi la sortie des deux films inspirés de son œuvre. La plupart ne découvre pourtant pas l’univers des Green grâce aux romans mais bien avec les émissions YouTube. D’autres les remarquent dans les cercles de fans de Harry Potter, œuvre régulièrement citée par les Vlogbrothers, comme l’indique une de leurs chansons les plus célèbres.

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Bien sûr, une grande proportion des nerdfighters finit par lire au moins les deux plus gros succès littéraires de John Green : Nos étoiles contraires, ainsi que La Face cachée de Margo. Mais ils sont aussi très nombreux à avoir lu rétrospectivement Qui es tu Alaska ?, le premier de ses sept livres, paru aux Etats-Unis en 2005 et couronné d’un Printz Award, les Oscars de la littérature jeunesse. Et s’ils sont des milliers de nerdfighters à ne pas s’intéresser à la bibliographie de leur idole, la lecture est un sujet de discussion important de cette communauté. Une énorme proportion de nerdfighters assure lire entre trois et dix livres par an.

Confiance en soi

Les nerdfighters français existent. Leur présence est peut-être plus confidentielle ou diluée dans la nerdfighteria mais ils étaient très nombreux à accueillir l’auteur lors de sa venue en France en 2015. Ainsi Clémentine, Lucille et Tom, tous les trois 20 ans, ont découvert John Green et la nerdfighteria avec la sortie du livre et du film Nos étoiles contraires entre 2012 et 2014, sa sortie française. Certains fans se retrouvent sur une page Facebook francophone très active qui rassemble quelques centaines de membres.

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Pour ceux dont l’anglais et le débit rapide de John Green ne sont pas une barrière, il est possible de rejoindre, comme Clémentine, des cercles internationaux. Tom, aujourd’hui étudiant dans l’édition et blogueur littéraire, l’assure : « J’ai construit des amitiés via la nerdfighteria, même s’il n’y a pas que cela qui occupe nos discussions. Il arrive aux nerdfighters français, selon les villes où ils habitent, de se retrouver pour un cinéma, un salon, etc. »

Lucille, apprentie libraire, ne se considère pas nerdfighter. « Je regarde quelques vidéos mais je suis avant tout grande lectrice de ses livres. Bien sûr, il y a plusieurs auteurs, notamment de romans adolescents, qui communiquent sur les réseaux sociaux, mais pas forcément en provoquant ce niveau d’engouement. C’est assez impressionnant. » Clémentine, elle, apprécie les valeurs communes de partage et d’inclusion que les frères Green ont insufflé à la communauté, épine dorsale de la nerdfighteria : « On te montre que tu n’es pas seul. Tout le monde doit pouvoir se sentir accepté. Il y a beaucoup de bienveillance et notamment un effort d’inclusion des personnes LGBT +. Cela donne confiance en soi », explique l’étudiante en école d’ingénieur, très touchée également par les discours caritatifs et optimistes de The foundation to decrease world suck (Fondation pour freiner la nullité du monde) créée par les frères Green.

Ne pas tricher

Ce sentiment d’être compris et d’appartenir à une communauté, surtout quand on est un adolescent ou aux portes de sa vie d’adulte, soulage. Cette proximité et cette justesse envers les plus jeunes sont au centre des livres de John Green. « C’est un excellent écrivain et il ne prend pas les adolescents pour des idiots, il se met à leur niveau et ne se positionne pas en adulte moralisateur », expliquent Lucille et Tom, qui a créé un site français dédié au romancier – aujourd’hui éteint faute de temps. Son premier livre Qui es tu Alaska ? entre dans le top 10 des livres les plus ciblés par la censure aux Etats-Unis en raison d’une scène de sexe. En 2008, dans une vidéo intitulée « Je ne suis pas un pornographe », John Green se défend des attaques de ceux qui s’opposeraient à l’étude de son même livre en classe. « Arrêtez de prendre de haut les adolescents. Pensez-vous vraiment que les adolescents ne peuvent pas lire avec un esprit critique ? » C’est aussi cette idée qui anime les Vlogbrothers et leurs différentes émissions.

I Am Not A Pornographer
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Comment expliquer qu’un homme de 40 ans, aussi juvénile puisse-t-il paraître, convainc avec autant de crédibilité les jeunes lecteurs ? Outre les références solides à des auteurs tels que son idole J. D. Salinger et des penseurs qui émaillent ses livres, la recette John Green est simple : il met dans ses livres du sien et ne triche pas. Pour façonner ses personnages, il s’inspire de son propre vécu. Pour Tortues à l’infini, John Green aborde d’ailleurs le thème « le plus personnel » de sa carrière : lui-même atteint de TOC comme son héroïne Aza, il y esquisse les mécanismes de ses pensées invasives dont les malades ne peuvent se débarrasser. Il ne décrit pas les adolescents, mais sait exactement se rappeler ce que c’est de l’être. Il explique dans les colonnes du Guardian : « Ce qui m’intéresse ce n’est pas la culture des ados mais l’expérience émotionnelle d’être adolescent, comment les ados abordent cette expérience sans ironie. »