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Depuis le déclenchement de l’affaire Weinstein, les témoignages et les dénonciations de femmes victimes de harcèlement et d’agression sexuelle affluent, tout particulièrement sur les réseaux sociaux. En l’espace de quelques jours, les mots-clés #balancetonporc, #moiaussi ou #metoo en anglais, se sont retrouvés parmi les plus utilisés sur Twitter. Des milliers de femmes ont répondu à ces appels à la dénonciation et raconté des épisodes de harcèlement ou d’agression, généralement sous leur véritable identité, en visant parfois explicitement un homme (« mon chef », « mon collègue », ou citant même un nom).

Ce n’est pas la première fois qu’une « affaire » de harcèlement ou d’agression sexuels suscite un afflux de témoignages. Ce fut le cas en 2011 après l’interpellation de Dominique Strauss-Kahn, alors directeur du Fonds monétaire international (FMI), suite à une plainte pour agression sexuelle, ou encore en 2016 avec l’affaire Denis Beaupin, l’élu écologiste accusé de harcèlement. En 2015, un groupe de journalistes femmes avait également dénoncé le comportement des hommes politiques.

Reste que l’accueil fait, ces derniers jours, aux appels à dénonciation a été pour le moins partagé. La démarche a été jugée « délatrice » par certains, dans la mesure où l’on encourage les femmes à citer nommément leur harceleur. « Pourquoi les victimes n’ont-elles pas porté plainte ? », se sont interrogés certains. « Quid des hommes qui se comportent bien ? », ont ajouté d’autres, non sans déclencher colère et moqueries.

Dans les commentaires de notre propre site, on trouve des propos comme celui-ci, au sujet du quiz pour reconnaître une situation de harcèlement, mis en ligne le 17 octobre :

« Ces histoires de harcèlements réels ou supposés commencent à bien faire. (…) Cette ambiance de délation et d’ordre moral est vraiment malsaine. A part de réels problèmes de violences sur les femmes, celles-ci doivent apprendre à gérer leurs relations en société, à ne pas avoir d’attitude soumise, ambiguë, et savoir ce qu’elles souhaitent. »

Toutes les catégories socioprofessionnelles

La « crispation » sur ce sujet du harcèlement et des agressions sexuels dont sont victimes les femmes et – parfois – les critiques de la dénonciation qu’elles en font n’étonnent pas outre mesure Eric Fassin, professeur de sciences politiques à l’université Paris-VIII et spécialiste des questions de genre.

Selon lui, elles renvoient au fait qu’il existe en France, depuis les années 2000, une rhétorique consistant à véhiculer l’idée que ces violences envers les femmes sont un trait culturel appartenant à certains groupes sociaux. Elles se trouvent donc rejetées dans « l’exotisme » d’une autre culture, et d’une autre catégorie sociale.

Or, dans le cas du mouvement enclenché ces derniers jours, les témoignages de femmes, par leur nombre et leur diversité, montrent tout à la fois l’ampleur du problème du harcèlement sexuel et le fait que celui-ci concerne toute notre société, qu’il touche toutes les catégories socioprofessionnelles, y compris les plus privilégiées.

« Montrer que le problème ne peut pas être renvoyé à “eux” mais qu’il existe aussi chez “nous” est un enjeu fondamental du féminisme », explique M. Fassin :

« Il l’est depuis les années 1980 aux Etats-Unis, date à laquelle les féministes s’efforcent de faire reconnaître l’existence du “date rape”, le viol pendant un rendez-vous, et pas seulement par un inconnu. Et c’est l’enjeu d’une bataille très forte aujourd’hui en France. »

Dès lors, le problème n’est plus de l’ordre de l’« étranger », il est « parmi nous ». C’est là que se met en place une forme de résistance, selon le sociologue. « Cela pousse à se demander si le harceleur est quelqu’un d’entre nous, et pourquoi on tolère cela ».

« Trouver que les autres sont des barbares ne coûte rien »

A partir du moment où le problème transgresse les catégories socioprofessionnelles, « on est obligés de comprendre qu’il y a des mécanismes sociaux dans lesquels nous sommes tous pris, et il n’est donc pas surprenant que certains hommes protestent vigoureusement ».

Eric Fassin évoque à ce titre la différence de réactions que suscite ce « moment » et le soutien quasi unanime que remporte le projet de loi sur le harcèlement de rue :

« Au fond, trouver que les autres sont des barbares ne coûte rien. Trouver qu’il y a un problème dans le monde dans lequel nous vivons est beaucoup plus compliqué. »

Mais la violence de certaines réactions est également à la mesure du changement en cours. « Cette résistance, c’est aussi une résistance au fait que les choses sont en train de bouger », analyse le sociologue.

Il cite, à ce titre, l’attitude du ministre de l’économie, Bruno Le Maire. Sur France Info, quand on lui demande s’il dénoncerait un cas de harcèlement s’il en voyait un, M. Le Maire a répondu que « la dénonciation ne fait pas partie de [son] identité politique ». Mais, un peu plus tard, il s’est excusé sur Twitter en expliquant qu’il avait voulu réagir au mot « dénonciation », pas au fond du problème, le harcèlement sexuel.

« C’est intéressant que Bruno Le Maire dise “ce n’est pas ce que j’aurais dû dire”, fait remarquer Eric Fassin. Cela signifie que le rapport de force est en train de changer. »