La compétition a été rude, comme rarement. C’est finalement le duo libanais Joana Hadjithomas et Khalil ­Joreige qui a emporté, lundi 16 octobre, le 17e prix Marcel Duchamp, doté de 35 000 euros, devant Maja Bajevic, Charlotte Moth et Vittorio Santoro. Le suspense est levé ? Pas une raison pour se priver du ­plaisir de découvrir les œuvres inédites de ces nominés. Alicia Knock, commissaire de l’exposition qui les rassemble au Centre Pompidou, est parvenue à mettre en tension les quatre univers, sans se contenter de les juxtaposer.

« Il est frappant de voir combien ces artistes, dont aucun n’est ­français d’origine, s’inscrivent dans le territoire parisien, voire s’en inspirent », se réjouit-elle, militante de cette diversité. C’est le cas du Suisse Vittorio Santoro, dont la proposition, assez raide, s’étend dans toute la ville, avec des drapeaux accrochés sur certains balcons. Benjamine de la sélection, la Britannique Charlotte Moth est, elle, allée fouiner dans les réserves poussiéreuses du Musée d’art moderne de Paris, où gisent des centaines de sculptures oubliées. Elle en a extirpé quatre, qu’elle met superbement en scène : un loup, un Jésus, un couple, une Vénus. Ils ont la pâleur grisée des plâtres d’antan, ils ont beaucoup souffert, beaucoup supporté. Mais le soleil d’un cercle d’or vient les réveiller doucement, sur fond de mur vert d’eau. Sous ce regard d’une infinie tendresse, ils retrouvent enfin grâce, à nos yeux.

Langage de l’utopie

Bribe d’archipel sur lequel poussent des herbes sauvages, l’installation de Maja Bajevic, née à Sarajevo, prend la forme de l’île décrite par l’écrivain Thomas More, Utopia. « L’utopie, cette terre abandonnée à laquelle il faut croire de nouveau », dit-elle en souriant. De leur lumière faiblarde, des ampoules traduisent, en morse, les grands textes de l’utopie politique, de Marx à Bakounine. Mais tout autour, le langage vire au cauchemar. « Consomme ! Soumets-toi ! Dors ! » L’artiste fait claquer les plus orwelliens des slogans. Entre espoirs de lendemains qui chantent et meilleur des mondes, son île flotte. « L’utopie va-t-elle mourir, ou renaître ? En tout cas, moi, je l’arrose ! », conclut-elle.

Leur matière première sont des carottages de sous-sols, effectués lors de fouilles archéologiques à Paris, mais aussi à Beyrouth et Athènes

C’est également une science-fiction qu’ont composée Joana ­Hadjithomas et Khalil Joreige, aussi connus dans le monde du cinéma (Je veux voir, 2008) que dans celui des arts plastiques. Mais elle se conjugue au passé plutôt qu’au conditionnel futur. Leur matière première ? Des carottages de sous-sols, effectués lors de fouilles archéologiques à Paris (du Louvre à Cluny), mais aussi à Beyrouth et Athènes. Seuls les chercheurs savent d’ordinaire décrypter ces données de calcaire, de fer, d’os et de céramique, mille-feuilles de civilisation. Mais les artistes ont su les « recomposer poétiquement », faisant flotter leurs haïkus des tréfonds dans une résine transparente, enserrée dans des tubes de verre. En suspens dans l’espace, ces matières sont riches des mille histoires, des premiers souvenirs de Lutèce à une nécropole libanaise, mais en disent aussi beaucoup sur le présent. Hadjithomas et Joreige « élaborent ici une ­pensée de l’empreinte, de la transmission et des temporalités, écrit Clément Dirié, leur rapporteur, dans le catalogue. L’histoire ne se lit plus comme une succession de strates mais comme une dynamique d’actions enchevêtrées mixant traces, époques et civilisations ». De l’art de précipiter, au sens ­chimique, jadis et aujourd’hui.

Prix Marcel Duchamp 2017, Centre Pompidou, piazza Pompidou, 75 003 Paris. Tous les jours, sauf mardi, de 11 heures à 21 heures. De 11 à 14 euros. Jusqu’au 8 janvier. Centrepompidou.fr