LES CHOIX DE LA MATINALE

Trois romans, un essai et un récit archéologique au menu de notre sélection littéraire.

ROMAN. « Alma », de Jean-Marie Gustave Le Clézio

Alma fait alterner les récits du Français Jérémie Felsen, parti à la découverte de l’île de ses aïeux, l’île Maurice, et de son lointain cousin Dominique, alias Dodo, clochard magnifique que le hasard d’une rencontre va arracher à son île pour le transplanter dans la France de ses ancêtres.

L’œuvre se révèle le point de convergence de thèmes essentiels explorés par J.M.G. Le Clézio à travers son œuvre – on y retrouve aussi bien une magnifique célébration panthéiste de la forêt que la dénonciation du mercantilisme défigurant les lieux comme les mémoires à grands coups de centres commerciaux.

Mais le tour de force du roman est le long monologue de Dodo, qui vit dans un présent perpétuel et cyclique. L’apparente mais très savante confusion de la chronologie que cela entraîne dans son monologue n’en parvient que mieux à décaper la réalité mauricienne de ses faux-semblants. Bertrand Leclair

« Alma », de J.M.G. Le Clézio, Gallimard, 352 pages, 21 €.

Gallimard

ESSAI. « Contre la haine », de Carolin Emcke

Philosophe et reporter de guerre, la journaliste allemande Carolin Emcke, qui a été à l’école de Jürgen Habermas, met ses deux talents au service d’une réflexion brillante sur les métamorphoses actuelles de la haine.

A partir de cas concrets et récents – le blocage violent d’un car de migrants à Clausnitz (Saxe), en 2015, ou le meurtre par un policier new-yorkais d’un Afro-Américain désarmé, en 2014 –, elle montre comment le regard haineux porté sur autrui a cette paradoxale puissance de rendre le prochain invisible en le réduisant à une entité privée de détails et d’invidualité (un corps, un complotiste, un pervers).

C’est cette fabrique de l’invisibilité qui rend possible, dans une Europe où affluent les réfugiés, un climat où prospère le populisme d’extrême droite, entré en force en Allemagne à l’issue du scrutin du 24 septembre. Malgré le relatif discrédit qui entoure les positions humanitaires et universalistes, Emcke propose des voies pour lutter contre le flot montant de la haine xénophobe, antisémite, homophobe ou islamophobe. L’humour et ce qu’elle appelle une « dissidence ironique » n’en sont pas les moins efficaces. Nicolas Weill

« Contre la haine. Plaidoyer pour l’impur » (Gegen den Hass), de Carolin Emcke, traduit de l’allemand par Elisabeth Amerein-Fussler, Seuil, 224 pages, 17 €.

Seuil

ROMAN. « Tout homme est une nuit », de Lydie Salvayre

Plusieurs romans de Lydie Salvayre ont été adaptés sur scène. Il serait étonnant que Tout homme est une nuit ne le soit pas à son tour, tant cette fiction recèle quelque chose de théâtral, dans son travail sur les voix, ses ressorts, et dans sa manière de montrer comment chacun en vient à jouer un rôle que l’on attend de lui, à « [s]’adonner à un exercice de conformité ».

D’un côté, il y a un homme sans nom, malade du cancer, venu passer ce qu’il lui reste de temps dans un petit village du Sud ; ancien professeur de français, fils d’immigrés espagnols, il écrit son journal en n’oubliant jamais le moindre bouton de guêtre à ses phrases pleines d’imparfaits du subjonctif. De l’autre, il y a les habitués du Café des Sports, qui fantasment le nouvel arrivé en dangereux migrant venu violer les filles et poser des bombes ; ils jactent sans arrêt mais ne se parlent guère, les mots ne servant qu’à vérifier et renforcer l’unité de leur groupe contre « l’étranger ».

Face-à-face des langues (la châtiée de l’un contre la prosaïque des autres), Tout homme est une nuit évoque la France d’aujourd’hui, la désertification des villages, la montée du populisme, sans pointer du doigt les hommes du café. Cette absence de manichéisme ne rend ce livre très réussi, d’où sourd perpétuellement un suspense angoissant, que plus sombre. A peine est-il illuminé par la figure d’un jeune homme, Augustin, « conforme » à rien, mais qui offre, peut-être, une chance d’échapper au désastre. Raphaëlle Leyris

« Tout homme est une nuit », de Lydie Salvayre, Seuil, 256 pages, 18,50 €.

Seuil

RÉCIT. « Une odyssée », de Daniel Mendelsohn

Il fallait de l’audace pour oser plaquer sur le classique des classiques – l’Odyssée, d’Homère – l’histoire la plus intime qui soit : celle d’un fils (Daniel Mendelsohn) parti à la recherche de son vieux père, Jay. Il fallait de la témérité pour suggérer qu’au bout du compte les deux récits n’en font qu’un, tant l’Odyssée, l’auteur excelle à nous le montrer, est une longue histoire de pères et de fils à travers les destins contrariés de Laërte, Ulysse et Télémaque…

Il fallait une bonne dose de virtuosité, aussi, pour compliquer encore cet entrelacs subtil en lui ajoutant nombre de fils narratifs. Des fils que Mendelsohn tire avec jubilation derrière le petit théâtre de la salle de classe. Il y a celui de l’explication de texte (chaque question des étudiants à qui Mendelsohn enseigne Homère étant utilisée comme un cheval de Troie pour entrer plus avant dans l’analyse pointue du chef-d’œuvre). Celui de l’étymologie. Et, enfin, celui du récit de voyage. Le vrai. La croisière que Daniel et Jay entreprendront finalement sur les traces d’Ulysse, en Méditerranée.

De tout cela, il résulte un magnifique livre d’archéologue. Où Mendelsohn creuse de plus en plus profond. Dans les secrets du texte et dans ceux de sa relation au père, oscillant sans cesse entre l’universel et le personnel, l’érudition et l’émotion, l’évident et l’enfoui. En cadeau, il fait naître chez tout lecteur l’envie irrépressible (et si rafraîchissante) de relire l’Odyssée, toutes affaires cessantes. Un délice ! Florence Noiville

« Une odyssée. Un père, un fils, une épopée » (An Odyssey. A Father, a Son, and an Epic), de Daniel Mendelsohn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clotilde Meyer et Isabelle D. Taudière, Flammarion, 432 pages, 23 €.

Flammarion

ANTICIPATION. « L’Année du Lion », de Deon Meyer

Dans L’Année du Lion, seuls ont réchappé à la fièvre les individus immunisés par leurs gènes. Depuis le déclenchement de l’épidémie, Willem Storm et son fils Nico, 13 ans, sillonnent le Grand Karoo, zone aride d’Afrique du Sud. Storm a une destination en tête – le barrage de Vanderkloof – et un projet fou : agréger une communauté multiraciale dans ce site propice aux cultures vivrières.

Entre tensions humaines et projets techniques, L’Année du Lion chronique les cinq premières années d’une société. Pour mortelles qu’elles soient, les civilisations peuvent aussi renaître. Le captivant thriller de Deon Meyer en offre un parfait exemple. Sans abandonner son sens du suspense, l’écrivain sud-africain s’attache à mettre au jour les événements qui soudent un peuple et forgent un mythe des origines. Macha Séry

« L’Année du Lion » (Koors), de Deon Meyer, traduit de l’afrikaans et de l’anglais par Catherine Du Toit et Marie-Caroline Aubert, Seuil, 720 pages, 23 €.

Seuil