Andrej Babis, à Prague, le 28 septembre. / PETR DAVID JOSEK/AP

Avec des indicateurs économiques insolents de santé – chômage le plus bas d’Europe à 3,3 %, finances publiques saines, inégalités faibles –, les élections législatives tchèques des vendredi 20 et samedi 21 octobre ne devaient être qu’une formalité pour le Parti social-démocrate (CSSD), au pouvoir depuis 2014. Mais la vague contestataire antisystème qui traverse l’Europe n’épargne pas Prague : le CSSD n’ose guère espérer mieux que 15 % des suffrages, laminé dans les sondages par le phénomène Andrej Babis, dirigeant populiste flamboyant.

Deuxième fortune tchèque et premier employeur du pays, à la tête du mastodonte Agrofert, une société financière de plus de 200 entreprises opérant dans l’agroalimentaire et la pétrochimie, M. Babis a débuté son ascension politique en 2011 en créant un parti au nom évocateur, l’Action des citoyens mécontents (ANO). Lassés des scandales de corruption à répétition et l’entre-soi des élites praguoises, lesdits citoyens ont, élection après élection, accordé toujours plus de suffrages à l’ANO. En 2014, consécration, M. Babis est devenu ministre des finances de la coalition gouvernementale menée par le CSSD, avant d’en être chassé en mai 2017 sur fond de conflits d’intérêts et de transactions financières douteuses.

Sa personnalité a dominé cette campagne législative, avec, en point d’orgue, une mise en examen, le 9 octobre, dans l’affaire dite du Nid de cigognes, du nom de l’une de ses fermes géantes qui aurait frauduleusement bénéficié de deux millions d’euros de fonds européens. Le scandale, qui a éclaté en même temps que la révélation de son passé de collaborateur des services de sécurité du régime communiste, a écorné l’image incorruptible d’Andrej Babis, le faisant redescendre aux environs de 25 % des intentions de vote. Si la tendance se confirme dans les urnes, ce ne sera pas le tsunami annoncé, mais ce sera assez pour pouvoir espérer devenir premier ministre.

« Populisme entrepreuneurial »

Si ces dernières années, les Tchèques ont appris à connaître la personnalité de ce milliardaire d’origine slovaque, l’homme politique reste mystérieux. Dans son livre publié à des centaines de milliers d’exemplaires, Ce à quoi je rêve quand j’ai le temps de dormir (non traduit), M. Babis avance sa vision de la République tchèque pour 2035, mais sa campagne de 2017 n’a guère présenté de proposition forte. Son programme est simple, Andrej Babis est seul contre tous : contre le système politique « inefficace », contre les partis corrompus, contre le Parlement « chambre de bavardage ». Le politologue Jiri Pehe, directeur de la New York University de Prague, tranche :

« Présenter des propositions n’aurait pas beaucoup de sens puisque sur tous les sujets, Babis a déjà changé d’avis des dizaines de fois. »

Durant la campagne, le candidat s’est par exemple dit fermement opposé à une adoption de l’euro, dans lequel il voit « un nouveau moyen pour Bruxelles de mettre son nez dans nos affaires », mais son programme est beaucoup plus ambigu et prudent sur le sujet. Il est tout aussi dur sur l’accueil des migrants, mais ce n’est là que le reflet d’un consensus largement partagé par les partis et l’opinion tchèques. Seul leitmotiv qui ne varie pas : Andrej Babis promet de « gérer l’Etat comme une entreprise ».

Face à Babis l’insaisissable, les observateurs sont réduits au jeu des comparaisons, évoquant Trump ou Berlusconi

L’universitaire Jacques Rupnik l’affirme :

« Babis propose une forme particulière de populisme, un populisme entrepreunarial, moins strident que celui de ses voisins [hongrois et polonais] Viktor Orban ou Jaroslaw Kaczynski, qui sont des idéologues. Lui est un pragmatique, qui connaît l’importance pour son pays comme pour ses affaires de maintenir de bonnes relations avec Bruxelles. »

Face à l’insaisissable Babis, les observateurs en sont de fait réduits au jeu des comparaisons. Donald Trump ? « Babis n’est pas un missile non guidé comme le président américain, tempère Pavel Telicka, un ancien commissaire européen qui l’a pourtant lâché quelques jours avant le scrutin après avoir été l’un des premiers à le rejoindre. Je l’ai vu faire des choses qu’il savait impopulaires, il a été un ministre des finances solide. »

« Pas de scrupules, mais 100 % rationnel »

« Son style est parfois peu académique, mais la plupart du temps il savait se montrer constructif, tempère l’un de ses anciens collègues au gouvernement. Il a seulement une capacité, désagréable, à présenter les succès des autres comme les siens. » Une source diplomatique résume : « Il n’a pas de scrupules mais il est 100 % rationnel. » Cette même source dit tout de même craindre que Babis puisse « casser les équilibres au sein du groupe de Visegrad », alliance de quatre pays d’Europe centrale dans lequel Prague fait figure de partenaire le plus fiable de Paris et Berlin.

Serait-il plutôt un Silvio Berlusconi ? La comparaison avec l’ancien président du Conseil italien est celle qui emporte le plus de suffrages parmi les observateurs, tant pour les excès et les casseroles que pour la propension du businessman à racheter des journaux. Même l’actuel ministre de la défense, Martin Stropnicky, candidat de l’ANO à Prague, note :

« Au début, Berlusconi a tout de même représenté un vent de fraîcheur… et puis il y a eu l’ivresse du pouvoir. »

« Berlusconi n’a pas mis à bas la démocratie italienne, mais notre pays est plus petit et a une tradition démocratique moins ancrée », avertit le journaliste Jaroslav Kmenta, auteur de Boss Babis (non traduit). Le reporter fut longtemps l’une des vedettes de la cellule investigation du quotidien MF Dnes. Après le rachat de son journal et de plusieurs autres titres de la presse tchèque par un Andrej Babis en pleine ascension, en 2013, M. Kmenta et quelques autres ont quitté le journal, dès les premières ingérences de l’homme politique dans les choix rédactionnels.

Boss Babis raconte la construction de l’Empire Agrofert, fruit selon lui d’une alliance passée par M. Babis, dans les années 1990, avec des hommes politiques et des unités de la police utilisées pour lutter contre ses rivaux – des liens qui remonteraient à son passé de collaborateur des services de sécurité du régime communiste. « Pas un seul média important n’a parlé du livre. Une seule radio m’a invité, avant d’annuler au dernier moment, relate Jaroslav Kmenta, qui estime que l’entrée en politique du businessman n’est qu’une façon de continuer à faire croître ses affaires. Les hommes d’affaires qui détiennent les médias sont devenus prudents, c’est un premier signe. »

Laquelle des facettes d’Andrej Babis va s’imposer samedi soir ? Le bateleur ou le presque pondéré ministre des finances ? Les négociations pour la formation d’une coalition donneront une première indication. Sera-t-elle reconduite avec les sociaux-démocrates dans le rôle cette fois du partenaire d’appoint ? Babis se tournera-t-il vers les conservateurs eurosceptiques de l’ODS, ou les Pirates ? Va-t-il s’allier avec l’autre étoile montante de la politique tchèque, le xénophobe et europhobe Tomio Okumara, un entrepreneur d’origine japonaise crédité de 10 % des voix ?

Le jeu est compliqué par la mise en examen du 9 octobre, qui a conduit CSSD et ODS à indiquer qu’ils refuseraient de participer à un gouvernement dont M. Babis serait le chef. Sans compter, en cas de crise, le poids du fantasque et très pro-Kremlin président Milos Zeman, qui brigue sa réélection en janvier 2018 et a passé une alliance tacite avec Andrej Babis.

Une chose est sûre, ce dernier restera au centre du jeu. Interrogé sur les pressions exercées sur les journaux qu’il venait de racheter, en 2013, l’homme avait répondu : « Je n’ai jamais acheté une entreprise pour qu’elle m’ignore. » La maxime s’applique sans doute à la République tchèque dans son ensemble.