Manifestation sous une pluie battante a l'appel des CDR (comites de defense de la Republique) devant le siege du gouvernement espagnol a Barcelone pour exiger la liberation des deux Jordis  emprisonnes a Madrid. / GEORGES BARTOLI / DIVERGENCE POUR LE MONDE

Lorsque les dix heures ont sonné ce matin du 19 octobre, et avec elles la fin de l’ultimatum fixé par Madrid au leader indépendantiste catalan Carles Puigdemont, José Perez a une fois de plus soupiré en fixant la télévision dans son bar-restaurant du centre historique de Barcelone. Le taulier n’a prêté qu’une oreille distraite aux informations qui ont continué de défiler à l’écran – la lettre de Puigdemont, la réponse de Mariano Rajoy, l’inquiétude de l’UE et des milieux économiques… –, comme tous les jours depuis maintenant près de trois semaines.

Lire notre article sur la journée de jeudi : L’ultimatum de Madrid expire, Puigdemont ne clarifie pas sa position

Car ce « jeu de poker-menteur », il n’en peut plus. Et il n’est pas le seul. « Les gens en ont marre qu’on ne parle plus que de ça », déplore-t-il, accoudé à une table en formica, chemisette noire floquée du nom de son bar et torchon pendu à sa poche.

Ni indépendantiste, ni anti, lui se situe « entre les deux ». Né à Grenade, en Andalousie, il y a 57 ans, arrivé à Barcelone en 1967 « en plein franquisme », il se sent Espagnol de naissance et Catalan d’adoption. Et ne voit pas pourquoi il devrait choisir. « Mes deux enfants sont catalans, toute ma vie est ici », souligne-t-il, regard las. Il n’a pas voulu voter au référendum du 1er octobre, il l’aurait fait si celui-ci avait été légal, et que la question avait été « plus ouverte ». Lui souhaite que la Catalogne demeure dans l’Espagne, mais qu’elle obtienne plus d’indépendance d’un point de vue économique.

Ce « déchirement », il ne l’a pas vu venir. Ni dans la société, ni jusque dans son bar. Petit à petit, l’ambiance chaleureuse et familiale a laissé place au « repli ». « Maintenant, même les habitués mangent et puis s’en vont, pour éviter les discussions qui fâchent, déplore José Perez. Si tu t’occupes d’un client qui est indépendantiste, t’en as forcément un autre en face qui n’est pas d’accord et se crispe ». « Et à la fin, c’est nous qui payons l’addition ! », grince sa femme en passant.

Depuis vingt-six ans qu’il tient son bar, il n’avait « jamais connu ça ». Comment aurait-il pu imaginer « qu’on en arriverait un jour à une telle fracture » ? Il en veut aux politiques d’avoir « joué avec le feu », et à certains médias d’avoir « manipulé l’opinion publique », juge-t-il. « Ils ont fait monter la pression dans les deux camps, sauf que maintenant ils sont pris à leur propre piège, estime-t-il. Jusqu’à présent la majorité des gens étaient comme moi, partagés. Mais maintenant l’intransigeance de Madrid est en train de braquer beaucoup de monde ». Si le bras de fer se poursuit, et si Madrid applique effectivement l’article 155 de la Constitution, il ne cache pas sa crainte qu’on « en arrive à des affrontements dans la rue ».

Barcelone en suspend

Pour l’heure, les rues de Barcelone demeurent étrangement calmes, ce jeudi 19 octobre, comme suspendues à l’attente d’un dénouement qui n’aura finalement toujours pas eu lieu. Une pluie battante et ininterrompue mouille les pavés, rendant les places quasi désertes. « Comme si la météo accompagnait notre humeur… », remarquent certains. Aux balcons, drapeaux catalans et espagnols détrempés continuent de se toiser.

Ce matin, trois badauds favorables à l’unité de l’Espagne manifestent sur la Place Sant Jaume où siège le gouvernement catalan pour demander sa démission, sans presque personne pour les regarder.

Il faut pousser la porte des cafés pour comprendre que, derrière le calme apparent, la situation est sur toutes les lèvres, dans les groupes de collègues et d’amis, à la Une des journaux ouverts sur les comptoirs…

Au campus de l’université Pompeu Fabra, dans le quartier populaire Pueblo Nuevo, des étudiants, enseignants et personnalités politiques favorables à l’indépendance sont venus serrer les rangs. Dans un auditorium plein à craquer, ils appellent à déclarer sans plus tarder la République catalane, et demandent la libération des deux présidents d’organisations indépendantistes qui ont été incarcérés lundi. Les visages sont graves lors de la minute de silence et de l’hymne catalan « Els Segadors » (« les faucheurs »), entonné le poing levé.

Etudiante en journalisme au visage juvénile, Laura Cercos, 19 ans, est partagée entre « l’excitation de vivre un moment historique » et « inquiète » face à une situation des plus incertaines. Ce matin, elle a immédiatement écrit à sa mère pour lui demander si elle avait la lettre de Puigdemont à Rajoy. Sur son portable, elle montre les nombreux messages qu’elles se sont envoyés.

Dans l'auditorium de l'universite Pompeu Fabre des etudiants et des professeurs tiennent un meeting de soutient aux deux Jordis( Cuixart et Sanchez) emprisonnes a Madrid.Poings leves pendant l'hymne national Els Segadors" (les faucheurs) © Georges BARTOLI / Divergence pour Le Monde / GEORGES BARTOLI / DIVERGENCE POUR LE MONDE

« Plus qu’une question de temps »

Médecin de 63 ans, Odette Viñas est elle aussi suspendue à son téléphone depuis ce matin pour voir comment évolue la situation, envoyer des articles, suivre les appels à la mobilisation qui s’organisent au jour le jour sur les réseaux sociaux… « On ne parle que de ça », dit cette Catalane qui n’a raté aucune manifestation pour défendre l’indépendance. Elle montre son téléphone : 52 messages Whatsapp non lus, en l’espace de deux heures.

Jeudi soir, elle fait partie des quelque 200 manifestants qui ont bravé les trombes de pluie pour venir se réunir devant le siège de la délégation du gouvernement espagnol, aux cris de « Dehors les forces d’occupation » et « Indé-Indé-Indépendance ». Un rassemblement à l’appel des « Comités de défense pour la République », plateforme de volontaires et militants indépendantistes soutenue notamment par la CUP, parti d’extrême gauche et allié de Puigdemont.

Manifestation sous une pluie battante a l'appel des CDR (comites de defense de la Republique) devant le siege du gouvernement espagnol a Barcelone pour exiger la liberation des deux Jordis (Sanchez et Cuixart) emprisonnes a Madrid. © Georges BARTOLI / Divergence pour Le Monde / GEORGES BARTOLI / DIVERGENCE POUR LE MONDE

Qu’importe leur petit nombre ce soir. Pas question pour eux de baisser les bras, « surtout pas maintenant », insiste Odette Viñas, les cheveux et l’anorak trempés. Bien sûr qu’elle aurait préféré « une nouvelle plus réjouissante » ce matin, comme l’annonce de la mise en place effective de l’indépendance, qu’elle n’en peut plus d’attendre. Il lui tarde, aussi, de retrouver le sommeil qu’elle a perdu depuis la semaine qui a précédé le référendum du 1er octobre – « c’est tellement de stress chaque jour ». Aujourd’hui, l’espoir le dispute à l’inquiétude : « on n’a aucune idée de comment ça va évoluer », reconnait-elle.

Mais celle qui milite pour l’indépendance de sa région depuis 2009 veut croire que ce n’est « plus qu’une question de temps ». Que Puigdemont sait ce qu’il fait, « qu’il joue la montre pour que Madrid montre son vrai visage ». Mais qu’il finira par proclamer l’indépendance ces jours prochains. « On ne va pas lâcher maintenant alors que c’est le combat d’une vie, et même de plusieurs générations », insiste-t-elle en évoquant son arrière-grand-père, anarchiste catalan qui défendait déjà le droit à l’autodétermination. Samedi, elle battra à nouveau le pavé lors d’une grande manifestation appelée par les organisations indépendantistes, qu’elle espère aussi importante que les précédentes pour faire face à Madrid.

Derrière son bar, José Perez, lui, n’attend qu’une chose : « que tout ça se termine. Et vite. Qu’on puisse retourner à notre travail, retrouver notre tranquillité ». Avant qu’il ne soit « trop tard ».