Pourquoi le mécène et homme d’affaire turc Osman Kavala a-t-il été arrêté à l’aéroport Atatürk d’Istanbul mercredi soir 18 octobre ? Personne ne sait ce qui lui est reproché. « L’enquête est secrète, impossible d’avoir accès au dossier d’accusation. On ne sait rien», a déclaré au Monde l’avocat Ferat Cagil qui a pu avoir accès à son client jeudi en fin de matinée. « Il est choqué, c’était très inattendu pour lui ». Une perquisition a eu lieu au siège de sa Fondation Culture Anatolie (Anadolu Kültür) à Istanbul, son ordinateur et celui de son assistante ont été confisqués.

Osman Kavala est un homme d’affaires aisé, très respecté pour son action en faveur de la culture. Son arrestation a causé la consternation des milieux stambouliotes éclairés. « Il est aimé et reconnu de tous, ce qui lui arrive est un très mauvais signal envoyé par la Turquie. C’est une façon de nous isoler. C’est consternant », confie un ami du mécène, un entrepreneur stambouliote soucieux d’anonymat.

La France attentive

La France, où M Kavala a de nombreux contacts, « sera très attentive aux développements de cette affaire », a déclaré la porte parole du Quai d’Orsay, Agnès Romatet-Espagne. « L’affaire est troublante », a souligné dans un tweet Kati Piri, le rapporteur sur la Turquie au Parlement européen.

Né à Paris en 1957, Osman Kavala a pris la tête de l’entreprise familiale à la mort de son père en 1982 après des études à Manchester. Très vite, il s’est découvert une passion pour les arts. Il co-fonde alors Iletisim, une maison d’édition devenue aujourd’hui la plus importante du pays. Dans la foulée, il crée sa propre fondation, Anadolu Kültür, grâce à laquelle de nombreux projets sont financés. Son action est multiple : reconstruction de monuments historiques, notamment des églises arméniennes au sud est du pays, expositions, projets en faveur du dialogue avec les minorités (Kurdes, Arméniens, Grecs), création de musées, soutien aux artistes.

Sept jours de garde à vue

A Istanbul, c’est sous son impulsion qu’une ancienne fabrique de tabac du quartier de Cihangir a été transformée en galerie d’exposition, ce qui a permis à des dizaines d’artistes méconnus de montrer leurs oeuvres. Au Sud est, il avait participé à l’organisation de manifestations culturelles à Diyarbakir, à l’époque où la municipalité était tenue par le parti des régions (DBP), lié au parti de la démocratie des peuples (HDP, pro kurde), le second parti d’opposition au parlement avant d’avoir été muselé par l’arrestation d’une dizaine de ses députés.

Son arrestation était planifiée. Elle a eu lieu dans l’avion qui le ramenait mercredi 18 octobre à 22 heures de Gaziantep (sud est de la Turquie) à Istanbul où il réside. Comme si la police craignait qu’il ne se volatilise une fois descendu de l’avion. Transféré au siège de la section antiterroriste, il a été placé en garde à vue pour sept jours.

Secrètes pour l’avocat, les charges reprochées au mécène sont apparues au grand jour, vendredi, dans un article du quotidien Günes (pro gouvernemental) intitulé « Kavala : l’agent de l’occident ». L’article le décrit comme « un Soros rouge », confirmant la similitude de vues entre le président turc Recep Tayyip Erdogan et son homologue hongrois Viktor Orban sur la façon de gérer la société civile.

Occidentalité suspecte

Les affaires du mécène sont « obscures » et il a des relations « douteuses », notamment avec la direction du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, interdit en Turquie) affirme le quotidien. N’a-t-il pas signé des pétitions? On dit qu’il financerait le quotidien d’opposition Birgün. De plus, sa maison d’édition, Iletisim, une coopérative, « n’a pas de patron », une indépendance jugée suspecte.

Son action culturelle ne vise qu’à « précipiter le pays vers le chaos ». D’ailleurs, il n’était pas pour rien dans les événements de Gezi, en 2013, lorsque la mobilisation de centaines de milliers de Turcs contre un projet d’aménagement urbain au centre d’Istanbul se transforma en mouvement de contestation de M Erdogan. L’article, un concentré de haine anti-occidentale digne de la presse stalinienne pendant les grands procès de Moscou, est devenu l’exercice préféré des médias au service du gouvernement islamo-conservateur, soit 90 % des médias en Turquie.

Trop occidental, trop ouvert au reste du monde, Osman Kavala était avant tout le plus ardent promoteur de la normalisation des relations de la Turquie avec l’Arménie, appelant à surmonter les traumatismes du génocide de 1915.

Il était lucide sur la capacité de son pays à faire face à ses blocages. « La société n’est pas encore assez mûre pour cela », avait il déclaré en 2015 lors d’une conférence consacrée à la question arménienne à Istanbul.

Réservé, presque timide, l’homme n’était pas coutumier des grandes déclarations, prenant ses distances avec le milieu politique. On le voyait rarement sur les plateaux de télévision. « Culture », « ouverture », « partage », étaient ses maîtres mots. La nuit de son arrestation, il revenait d’une réunion à Gaziantep autour d’un projet en partenariat avec l’Institut Goethe, chargé de promouvoir la culture allemande en Turquie.