Des migrants tentent de monter dans un camion en partance pour l’Angleterre. Trois ferries partent de Ouistreham (Calvados) tous les jours. / CHARLY TRIBALLEAU / AFP

La journée bat son plein sur le petit port d’Ouistreham, dans le Calvados. Une haie de cannes à pêche se hisse au bord du canal où les promeneurs déambulent, et les restaurants qui cerclent la place Charles-de-Gaulle, l’un des lieux touristiques de la ville, ne désemplissent pas. Adossé contre un poteau au centre de la place, Mohamad, lui, a les yeux rivés sur l’embarcadère, 800 mètres plus loin, d’où le ferry de 16 h 30 partira pour l’Angleterre. Ce jeune Soudanais de 16 ans vit dans la ville de neuf mille habitants depuis quatre mois. « J’attends ma chance, tous les jours et toute la journée », explique-t-il.

Comme lui, une trentaine de migrants se mêlent aux passants sur la place, baissent la tête à l’approche de la police, disparaissent dans les rues adjacentes pour échapper aux patrouilles de gendarmerie qui ne quittent que rarement le port, puis réapparaissent à un autre carrefour, sans jamais perdre de vue les véhicules à la précieuse plaque d’immatriculation anglaise. « J’ai de la famille en Angleterre, je suis là pour les rejoindre », explique Mohamad, les jambes agitées d’impatience.

Fait rare ce jour-là, les gendarmes ont quitté les lieux une heure durant. Au milieu des promeneurs indifférents au balais qui se déroule autour de la place, les migrants, par groupe de quatre ou cinq, traversent les rues en courant après chaque camion, chaque caravane, qui serait susceptible de les emmener au ferry.

« C’est comme ça tous les jours maintenant, explique François, l’un des fondateurs du Collectif d’aide aux migrants de Ouistreham (CAMO). On les voit monter dans les camions qui ne mettent pas de cadenas à leurs portes, et les routiers ne s’en aperçoivent pas toujours. Ce qu’ils deviennent une fois passées les portes de l’embarcadère ? Ça, nous n’en savons rien. »

« On pensait que ce serait plus facile qu’à Calais »

En un peu plus de deux mois, le nombre de migrants est passé de dix à cent dans les rues de cette ville d’à peine dix kilomètres carrés, située à quatorze kilomètres au nord de Caen. Ils sont mineurs pour la majorité, exclusivement des hommes, et principalement Soudanais. Selon le maire, Romain Bail, et les associations, leur afflux soudain est dû à l’incendie d’un squat de migrants à Caen, le 23 septembre.

Les jeunes Soudanais attendent à des carrefours particulièrement fréquentés des camions. / Eléa Pommiers / Le Monde

« Il y avait plus de quatre-vingts personnes dans ce squat, qui faisaient les trajets tous les jours jusqu’à Ouistreham », raconte Nicolas Martine, bénévole à Médecins du monde dans la capitale normande. Quand il a brûlé, ils n’ont plus eu d’hébergement ici, alors ils se sont déplacés sur le port, et y sont restés. »

Et si les premiers arrivants étaient des migrants délogés de Calais en octobre 2016, qui avaient reporté leurs espoirs sur Caen et Ouistreham, depuis quelque temps, la ville voit arriver des personnes qui n’ont connu aucun autre point de passage en France.

C’est le cas d’Ahmad, 17 ans, qui est arrivé directement d’Italie il y a quelques jours. Emmitouflé dans sa doudoune, il attend près d’un stop qu’un camion s’arrête. « A Calais c’est devenu compliqué, il y a beaucoup de contrôles. On est venu directement ici parce qu’on pensait que ce serait plus facile », explique-t-il.

Avec un million de voyageurs par an, la station balnéaire assure la deuxième liaison française vers l’Angleterre, après Calais. Mais, comme dans le Nord, la mairie de Ouistreham se refuse à ouvrir des lieux d’accueil. « Les solutions d’hébergement existent à Caen, pas ici, il faut éviter l’appel d’air », assène Romain Bail.

Pour la CAMO, la « hantise, c’est l’hiver »

Les migrants se sont établis dans un bois, à l’entrée de la ville, entre le canal, le camping et la zone commerciale, à quatre kilomètres du port. C’est là que les membres du CAMO les rejoignent plusieurs fois par semaine afin de distribuer eau, nourriture et vêtements.

Les migrants à Ouistreham se sont installés dans un bois à l’entrée de la ville. La mairie refuse l’installation de tentes ou de tout ce qu’il pourrait contituer la construction d’un camp. / CHARLY TRIBALLEAU / AFP

Le collectif a été créé par quatre personnes début septembre, alors qu’aucune association d’aide aux migrants n’est présente sur Ouistreham. Cinq semaines plus tard, ils étaient plus de soixante bénévoles à se mobiliser pour aider « les gars ». Miguel et François, deux des fondateurs, se félicitent d’avoir déjà distribué près de mille repas, et se réjouissent de la générosité spontanée d’un nombre croissant d’Ouistrehamais.

« Ce sont des gamins, ils ne font de mal à personne », Sylvie, bénévole

Ce mardi matin-là, c’est Sylvie, psychothérapeute à la retraite, qui vient distribuer à boire et à manger. Elle ne parle que peu l’anglais, tout comme les dizaines de jeunes garçons qui lui serrent chaleureusement la main avant de se saisir des paquets de pain d’épice qu’elle leur tend. En inspectant la taille de l’un d’eux pour savoir si les anciens vêtements d’hiver de son fils lui iraient, elle lâche : « Les gens vont comprendre qu’il faut les aider. Ce sont des gamins, ils ne font de mal à personne ! »

L’action du collectif n’est pas du goût de tous les Ouistrehamais, à commencer par le maire qui estime qu’elle participe du nouvel « attrait » des migrants pour la ville. « Les réactions, c’est vraiment 50/50 », nuance Miguel, alors qu’une bénévole vient de rapporter, mi-amusée, mi-ironique, qu’un de ses voisins l’épie et appelle les autorités dès qu’il l’aperçoit donner un panier de nourriture aux migrants qui passent dans sa rue.

Miguel et François déplorent également le manque de moyens : « On n’a pas de local, on ne peut pas stocker les dons. » Mais, pour eux, l’essentiel n’est pas là.

« Notre hantise, c’est l’hiver. Hier déjà, l’un d’eux m’a dit qu’il n’avait pas fermé l’œil depuis deux nuits parce qu’il faisait trop froid. On leur donne des vêtements, mais il faut voir sur quoi ils dorment là-bas. Sur des bouts de carton ! Si on amène des tentes, des bâches ou même des sacs de couchage, la police vient très tôt le matin et enlève tout », explique François.

Un « sentiment d’insécurité »

Si M. Bail reconnaît que les migrants « ne posent aucun problème majeur » en matière de sécurité, il martèle aussitôt que sa ville « n’est pas Calais », et qu’il a « vocation à faire en sorte que ça ne soit pas le cas ». Sa principale crainte : l’impact sur le tourisme, sur lequel repose une grande partie de l’économie locale. « Les commerçants nous font remonter la baisse de fréquentation des habitués en raison de la présence des migrants, de l’ordre de 10 % à 15 %, c’est loin d’être neutre pour nous », assure-t-il.

L’enseigne de grande distribution qui possède le supermarché près du bois où dorment les migrants a spécialement embauché des vigiles pour « surveiller » le parking, où des groupes de jeunes Soudanais guettent les camions.

Ces migrants attendent dans le fossé qu’un camion s’arrête à la station-service d’en face pour tenter d’y monter. / CHARLY TRIBALLEAU / AFP

En deux mois, les contrôles de la zone portuaires, d’où partent trois ferries par jour pour l’Angleterre, ont été durcis. A la demande du maire, l’effectif de gendarmerie est passé de trente à trente-huit personnes, auxquels s’ajoutent une vingtaine de réservistes, des bridages mobiles, des troupes de l’opération Sentinelle, et les compagnies de sûreté privées.

« On sait qu’ils ne peuvent pas faire grand-chose », Romain Bail, maire de la ville

« Les gens ont un sentiment d’insécurité, assure le maire. L’objectif est de donner le sentiment d’une présence du bleu et du kaki, même si on sait que, au quotidien, ils ne peuvent pas faire grand-chose contre ces migrants. »

A 16 ans, Kamal, bonnet péruvien enfoncé sur la tête, s’en amuse. Docile, il repart vers le bois, évacué du port, comme tous les autres, par les gendarmes. Repasser de quelques mètres derrière le panneau « Ouistreham » ne lui semble même pas être un obstacle, après avoir parcouru des milliers de kilomètres pour fuir la guerre. Il sera sur le port au prochain départ du ferry.