Claude, ancien soldat de 48 ans, est atteint de stress post-traumatique. Illustration de Quentin Hugon. / Quentin Hugon / Le Monde

Il avait d’abord refusé. Puis, après réflexion, Claude* a accepté de parler pour la première fois – et la dernière. Parce qu’il n’a « rien à cacher », mais aussi pour « aider les autres » et « faire avancer les choses ». En ce mardi matin d’octobre, cet ancien soldat de 48 ans revient de son rendez-vous avec sa psychologue. Il s’installe à la table du salon, face à sa femme, bientôt rejoint par leur fille et leur petite-fille. Derrière lui, une kalachnikov en cire orne le mur au-dessus du buffet – un cadeau de sa section lorsqu’il a quitté l’armée.

Le ton est calme, et le regard vif derrière les fines lunettes. Il en dit beaucoup, ce matin-là. Plus que sa fille, âgée de 25 ans, n’en avait jamais entendu. Il raconte son moral « en dents de scie », la moindre contrariété qui peut le « faire partir en live », sa hantise de se retrouver face à un feu rouge, associé au « signal d’alerte en opération ». Il raconte aussi le « gros choc culturel » en arrivant dans le civil, ce monde étrange où rien n’est planifié, où les gens prennent des libertés avec les règles et où la défense de la patrie n’est pas leur raison d’être. Il dit que « l’armée c’est toute [sa] vie » et qu’en la quittant, « on perd tout ».

Accès de violence

Claude avait 17 ans et demi quand il est entré dans les rangs. En vingt-cinq ans de service, il a presque tout vu. Golfe, Somalie, Rwanda, Yougoslavie, Côte d’Ivoire, Afghanistan, Tchad… Ses missions l’ont conduit aux quatre coins du monde. Ces guerres figurent aujourd’hui dans les livres. L’histoire de Claude, elle, est racontée ailleurs, par bribes, sur des feuilles volantes rassemblées dans une dizaine de pochettes multicolores.

L’une d’elle, frappée du logo du ministère des armées, mentionne en termes cliniques le mal dont il est atteint depuis des années et qu’il refuse, aujourd’hui encore, de nommer : « Etat de stress post-traumatique ». Sur une autre, il est demandé de décrire les « événements particuliers auxquels vous rattachez vos troubles actuels (précisez les dates et les lieux) ». D’une écriture ronde, Sylvie*, la femme de Claude, a rempli les blancs sous la dictée de son mari : « Opération Turquoise 1994 Rwanda exhumation cadavres, tortures, exode population. Yougoslavie 1995 reprise du pont de Vrbanja (appui), tirs journaliers. Afghanistan 2009 VAB détruit par IED en Kapisa. » Depuis que Claude a pris sa retraite militaire, en 2012, ce que contiennent ces quelques lignes a pris toute la place. Dans sa vie, et dans celle de sa famille.

Le chaos est entré d’un coup dans la maison, perdue au milieu des champs et des bois. « Il buvait beaucoup, faisait la fête, et il était violent, raconte sa femme. La nuit, c’était l’horreur. » Une fois, lors d’un cauchemar, il essaye de l’étrangler. A ce souvenir, Sylvie esquisse un sourire embarrassé. « Après on en avait ri, mais quand vous êtes dedans… Heureusement que mon fils était là. Il est intervenu à chaque fois. »

Des réminiscences sur son lieu de travail

Pour les militaires, la reconversion dans le civil ressemble souvent à un saut dans le vide. Pour ceux qui souffrent de stress post-traumatique, c’est encore plus violent. Le processus, très long, est souvent ponctué de rechutes – voire, parfois, impossible.

Claude, lui, n’a pas eu le temps de se poser de questions. Moins de deux semaines après la fin de sa carrière militaire, il a retrouvé un poste en CDI dans l’usine agroalimentaire du coin, où travaillait sa femme. Sur le papier, cette reconversion professionnelle éclair a tout d’une réussite. Et puis, comparé à ce qu’il a fait dans l’armée, « ce n’est pas un métier difficile », assure-t-il. A l’usine, pourtant, il livre en secret un combat quotidien.

Claude est chargé de nettoyer les « tunnels de congélation », trois boyaux de 20 mètres chacun à – 25 °C, dans lesquels passent les légumes frais pour être congelés. Neuf fois par jour, il doit s’engouffrer dedans. Neuf fois par jour, c’est la même lutte face à la sensation d’oppression qui l’étreint, les tempes qui bourdonnent, le champ de vision qui rétrécit. Quand l’éclairage vacille, les images reviennent brutalement : la Yougoslavie, les égouts où il s’abritait pendant que les bombes sifflaient au-dessus de sa tête. « C’était la même configuration : confiné, sombre, humide et froid », souffle Claude. Alors, pour ne pas devenir fou, il a trouvé un subterfuge. Il fait des calculs mentaux. Avec tout et n’importe quoi, tout le temps. Ce qui importe, c’est de « tenir ».

« « On se croit plus fort que la maladie. On croit que ça va passer »

En cinq ans, les arrêts maladie se multiplient. Un nouveau palier est franchi en 2015. Il s’enferme dans l’arrière-cuisine de la maison et fait une tentative de suicide. Son fils défonce la porte. Claude a alors un flash, et se voit en Afghanistan. Il se tourne vers son fils et lui lance : « Je te connais pas, toi, t’es pas de ma section ! » C’est le tournant. Claude est hospitalisé.

Le diagnostic tombe peu après. Sa femme va voir les ressources humaines de l’usine et leur parle, pour la première fois, de stress post-traumatique. La responsable se montre « compréhensive et ouverte ». Claude reprend à mi-temps, mais décide, très vite, de repasser à temps complet. « On se croit plus fort que la maladie. On croit que ça va passer », analyse-t-il aujourd’hui.

En 2016, il « re-pète un câble » et tente de tuer son fils avec une arme blanche. La gendarmerie intervient. « On ne sait pas ce qui s’est passé dans sa tête », soupire sa femme, les traits tirés. Depuis cet épisode, Claude est sous traitement. La violence s’est dissipée. Il est suivi dans le civil, et voit sa psychologue deux fois par mois. Il dit aller mieux : « Je refais du sport. Je commence à reprendre mes marques. Pour l’instant, je suis en équilibre comme ça. »

Le sentiment d’être « totalement inutile »

Comme de nombreux anciens soldats atteints de stress post-traumatique, il se sent « totalement inutile » dans son nouveau travail. Mais, contrairement à beaucoup d’entre eux, il assure être indifférent au regard des autres. Que son patron soit au courant de son syndrome ne lui importe pas : « Ce que pense le milieu civil, je m’en fiche un peu. C’est celui de mes hommes qui me touchait. »

Après sa rechute en 2016, il a repris à mi-temps thérapeutique au même poste, trois heures trente par jour, entre 10 heures et 17 heures. Il sait désormais qu’il ne peut pas travailler plus. « Le matin, je suis à moitié shooté à cause de mon traitement, et le soir, si je dois rentrer et qu’il fait nuit, je fais une crise d’angoisse. » Car le soir, « c’est le moment privilégié des embuscades ».

Pour avoir des horaires aménagés, il a dû demander le statut de travailleur handicapé. « Il doit bientôt recevoir sa carte de handicapé », précise sa femme. Claude se raidit : « Je m’excuse de dire ça, mais c’est dégradant. Après tout ce que j’ai fait pour mon pays, pour la France ? Non, je ne suis pas handicapé. »

On demande s’il juge son poste adapté. « Ce n’est peut-être pas le meilleur qu’on pourrait me trouver, mais c’est le mien », rétorque-t-il. Hors de question qu’il en réclame un autre : « Si je le lâchais, ce serait comme à l’armée, un refus d’obstacle. » Or « un problème on l’affronte, on le combat ». Il répète : « Il faut que j’y arrive. »

Son portable affiche 11 h 15. Claude se lève d’un bond et part à l’usine. « Il n’aime pas qu’on sache qu’il a des failles, commente sa fille une fois la porte refermée. Il veut qu’on garde l’image de lui comme avant, celle d’un homme fort. »

En mars, Sylvie a quitté l’usine pour pouvoir se consacrer entièrement à son mari. « La semaine dernière, il m’a dit que si je n’étais pas là, il se serait tiré une balle dans la tête, murmure-t-elle. C’est dur, mais il faut tenir. » Claude et sa famille en reviennent toujours à cela : « Tenir », aussi longtemps que possible.

* [les prénoms ont été changés]