La mort d’un étudiant rennais lors d’un week-end d’intégration au début d’octobre, à la suite d’une forte absorption d’alcool, a remis sur le devant de la scène la question de la consommation d’alcool dans les événements étudiants. Les pratiques des étudiants en la matière sont-elles différentes de celles des autres jeunes, et des autres générations ? Quel est le rôle social du binge drinking (« biture expresse » en français). Comment améliorer la prévention ? Le Monde Campus a interrogé François Beck, statisticien et chercheur en sociologie au Centre d’épidémiologie et de santé des populations (CESP-Inserm) et ancien directeur de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT).

Existe-t-il une spécificité de la consommation d’alcool chez les étudiants ?

François Beck : L’étude « Jeunes & addictions » de l’OFDT a montré que 9 % des jeunes de 18 à 25 ans qui sont étudiants consomment régulièrement de l’alcool, alors que ceux en activité professionnelle ou au chômage sont 14 % dans ce cas. Mais ces étudiants sont 34 % à connaître des alcoolisations ponctuelles importantes de type binge drinking, contre 32 % des actifs et 25 % des chômeurs du même âge. Par ailleurs si leur consommation de tabac est inférieure à celle des deux autres groupes, leur consommation « non régulière » de cannabis se révèle nettement supérieure. Comparés aux adultes plus âgés, les jeunes de 18-25 ans connaissent plus souvent des alcoolisations ponctuelles importantes mais boivent moins régulièrement des boissons alcoolisées.

Cette problématique étudiante existe depuis plusieurs décennies, les écarts entre étudiants et autres jeunes étant constatés depuis le début des années 2000, et sont relativement similaires à ce qu’on observe à l’étranger. La différence entre les hommes et les femmes apparaissent aussi moins importantes que dans d’autres milieux. Pour autant, certaines filières d’enseignement apparaissent moins consommatrices, comme les études de lettres, qui se trouvent être des filières plutôt féminines.

Quel est le rôle social du « binge drinking » ?

Ce peut être un rituel d’intégration au début d’une année universitaire, ou dans le cadre de soirées étudiantes où l’alcool est au cœur de la fête. Dans ce cadre-là, la consommation d’alcool se veut un vecteur de lien social en facilitant les rencontres par la désinhibition. Parmi les étudiants, l’image associée à l’alcool est globalement positive, associée à des notions de plaisir festif.

Il peut y avoir aussi parfois une dimension d’automédication, où l’alcool sert à faire face au stress, mais cela arrive en général plus tard dans la scolarité, et repose aussi sur une consommation de cannabis ou de médicaments psychotropes. Et puis il y a le fait d’explorer ses limites avec l’alcool ; cette problématique-là commence dès l’adolescence, souvent entre 14 et 18 ans.

Pourquoi l’alcool est-il souvent au centre des week-ends d’intégration ?

Parce que, comme déjà dit, les organisateurs estiment souvent que c’est un facilitateur de relations sociales. Et puis, dans certaines formations sélectives (écoles de commerce ou d’ingénieurs, études de santé, etc.) ces week-ends d’intégration arrivent après une ou plusieurs années de travail intensif pour préparer le concours d’accès. S’opère une forme de décompression qui fait sauter les limites qu’on s’imposait jusqu’alors. Dans ce cadre comme dans d’autres, ceux qui ne sont pas habitués à consommer de l’alcool sont mis dans une position de fragilité, ils peuvent se retrouver à boire au-delà des limites qu’ils connaissaient jusqu’alors, auprès de camarades qu’ils ne connaissent pas depuis longtemps, manquant de repères.

Dans ce cadre, les accidents dramatiques liés à la consommation d’alcool sont extrêmement rares, mais ils ont un fort écho médiatique. Ils focalisent l’attention sur les étudiants alors que bien d’autres « jeunes » sont dans le même type de comportement. Il convient de rappeler que les décès liés à l’alcool en France sont avant tout des décès liés aux maladies chroniques qui surviennent bien plus tard dans la vie.

Depuis 2009, une loi interdit les « open bar » dans les soirées étudiantes. Quels ont été les effets de ce texte, pas toujours respecté dans la réalité ?

Cette loi a un effet positif sur les représentations, la manière dont les jeunes étudiants eux-mêmes se représentent le fait de boire en excès. Quand on laissait faire les open bars, cela normalisait cette consommation ponctuelle importante. Au moins, une telle interdiction a le mérite de diminuer l’exposition à l’alcool. Mais les interdictions ne règlent pas tout. Les jeunes qui ont envie de boire se débrouillent toujours pour les contourner, en consommant par exemple avant la soirée de l’alcool pas cher acheté en supermarché. Dans certains pays du nord de l’Europe où la vente d’alcool est fortement encadrée, le binge drinking n’a pas disparu, loin de là…

Comment faire alors de la prévention efficace pour ces publics ?

Celle-ci est en effet primordiale, mais il est difficile de faire de la « bonne » prévention. Il est d’abord important de ne pas faire de la prévention ponctuelle, à la va-vite. Il faut faire, sur la durée, des actions de prévention validées scientifiquement qui ont fait leurs preuves. Pour lesquelles on a vu qu’elles arrivaient effectivement à faire diminuer les prises de risque. On sait par exemple que la prévention par les pairs, par d’autres étudiants déjà sensibilisés et formés, fonctionne bien.

De même, il est utile de mettre au cœur des dispositifs de prévention les équipes chargées de sécuriser les événements étudiants. Au contact direct des jeunes et étudiants, elles ne sont pas dans un discours moralisateur mais dans une stratégie de réduction des risques : elles doivent être aussi là en soirée pour donner des conseils de base permettant de limiter les dommages : « ne bois pas trop vite », « bois un peu d’eau », etc. Il faut aussi trouver des personnes ressources pour proposer des stratégies d’évitement à ceux qui ne sont pas habitués à boire, ou qui ne le souhaitent pas : comment on trouve sa place en soirée sans boire ; garder son verre à la main sans forcément avoir de l’alcool dedans, etc.

Quoi qu’il en soit, pour que cette prévention soit efficace, il faut accepter d’y mettre de l’énergie et des moyens, car les actions de prévention qui fonctionnent, qui permettent de casser un peu l’image positive qu’a l’alcool auprès des étudiants, coûtent cher.