Le dernier débat avant l’élection a eu lieu vendredi 27 octobre. / GEIRIX / REUTERS

Elle feuillette son agenda pour la troisième fois. « J’étais persuadée que c’était la semaine prochaine », se défend Karina Olafsson, un brin confuse. En date du samedi 28 octobre, cette infirmière de 29 ans a seulement noté un déjeuner avec sa mère, et un rendez-vous chez le dentiste, dans la banlieue de Reykjavik. « En même temps, mon dernier détartrage est plus vieux que mon dernier vote », plaisante la jeune femme.

Il y a seulement un an, Karina – en Islande, seuls les prénoms sont communément utilisés – était appelée aux urnes pour des élections législatives anticipées, comme les 335 000 habitants de cette île perdue dans l’Atlantique-Nord. Samedi, ce sera le cinquième scrutin en dix ans censé renouveler l’Althingi, le Parlement islandais. « Premier ministre est devenu le travail le plus précaire du pays », résume le politologue à l’université de Reykjavik, Eirikur Bergmann.

Scandale judiciaire

Le dernier en date, Bjarni Benediktsson, n’aura duré que neuf mois. Le plus court mandat depuis la proclamation de la République en 1944. La coalition qui l’avait propulsé au pouvoir, après trois mois de tractations, a explosé en plein vol, sur fond de scandale judiciaire.

Avant l’été, le gouvernement a tenté d’étouffer une affaire concernant le père du premier ministre, qui s’était porté garant voilà plusieurs années d’un ancien pédophile, lui permettant ainsi de « restaurer son honneur », en regagnant certains droits. Une législation archaïque héritée de la Constitution danoise, et dont le public avait oublié l’existence.

La manigance n’a guère été appréciée par le peuple islandais, descendu en masse dans les rues de la capitale pendant les beaux jours pour exiger la démission du gouvernement. « Avec trois partis dans la coalition et une majorité d’un siège seulement, il n’en fallait pas beaucoup plus pour que ça explose », résume Eirikur Bergmann.

« Logique de clientélisme »

Car dans ce pays qui compte plus de deux cent volcans, l’éruption n’est jamais loin. Depuis la crise économique de 2008, qui avait mené le pays en faillite, « le sentiment de défiance envers la classe politique est omniprésent », analyse le professeur en économie, Thórólfur Matthíasson. L’année dernière déjà, le premier ministre précédent, Sigmundur David Gunnlaugsson, en avait aussi fait les frais, après que son nom était apparu dans les listes des « Panama papers » comme bénéficiaire d’un compte bien garni dans un paradis fiscal.

Des accès de colère populaire ponctuels qui restent pourtant sans lendemain. « Dans un pays si petit où tout le monde se connaît, la corruption est la règle », souligne l’économiste Thórólfur Matthíasson, pour qui « il ne faut pas s’étonner de voir toujours les mêmes aux manettes ».

La parti indépendant, dont était issu le premier ministre conservateur, est en tête des intentions de vote. L’homme des Panama papers, conservateur également, a lancé un nouveau parti, qui a fait une percée significative dans les derniers sondages. L’ancien paria a regagné les cœurs en promettant notamment de redistribuer directement sur les comptes bancaires des citoyens les parts nationalisées d’une des grandes banques du pays. « La politique islandaise repose sur une logique de clientélisme », analyse Thórólfur Matthíasson.

7 % de croissance

D’autant que le pays, dopé par un secteur touristique gonflé à bloc, affiche une santé économique insolente, avec plus de 7 % de croissance. « Ceux qui étaient en poste ces dernières années s’accordent tout le mérite, en prenant soin d’éviter de rappeler qu’ils étaient aussi là au moment de la crise », souligne le politologue Eirikur Bergmann. Au plus fort de la tourmente, en 2009, la croissance était tombée à - 7 %.

Alors en ce début d’hiver où les jours n’en finissent plus de raccourcir, la campagne électorale n’a pas passionné les foules. « Les leçons de la crise n’ont pas été tirées, et l’esprit de consumérisme a fait un retour en force », résume le sociologue Helgi Gunnlaugsson.

Désespérés, certains partis n’ont pourtant pas hésité à céder aux sirènes de la notoriété facile pour intéresser les électeurs. Le Parti progressiste a choisi « Biggi the cop » pour chef de file, un policier devenu célèbre pour ses enthousiastes vidéos postées sur Facebook. Récemment créé, le Parti du peuple, a choisi une ancienne candidate de la téléréalité, qui s’est autoproclamée la « Marine Le Pen islandaise ». Une campagne « tellement ridicule qu’elle en a été divertissante », résume un journaliste islandais, qui y a vu « plus une guerre d’egos que d’idées ».

« Une campagne à la Trump »

En maître du jeu, le parti indépendant, qui a fait partie de dix-neuf des vingt-sept gouvernements de l’histoire du pays, a imposé la cadence. A côté, « les autres partis ont l’organisation d’un camp scout », souligne le sociologue Helgi Gunnlaugsson, pour qui « les conservateurs ont mené une campagne à la Trump, en multipliant les fausses informations et les dénigrements ».

Sur les réseaux sociaux, une armada de faux comptes a été créée. « Ils ont réussi à vampiriser l’attention sur la question d’une hausse des impôts, qui n’était pourtant défendue par aucun parti », note l’économiste Thórólfur Matthíasson. « Ça a été très moche », résume-t-il.

Katrin Jakobsdottir pourrait réussir à former un gouvernement à l’issue du scrutin de samedi, ce qui serait la deuxième fois dans l’histoire du pays qu’un premier ministre issu de la gauche dirige l’Islande. / HALLDOR KOLBEINS / AFP

Face au premier ministre sortant, la candidate du mouvement gauche-Vert a pourtant réussi à se maintenir à flot. Cette titulaire d’un master de littérature, ancienne ministre de l’éducation, a promis le « renouveau social », alors que l’Islande n’a connu un gouvernement de gauche qu’entre 2009 et 2013, pour « laver le bazar laissé par la droite », rappelle régulièrement Katrín Jakobsdóttir.

Mais avec un électorat lui-même profondément divisé, entre intelligentsia citadine et habitants des villages qui souhaitent plus de financement public, « l’équilibre risque d’être difficile à trouver », résume le politologue Eirikur Bergmann. D’autant qu’avec seulement 19, 2 % des intentions de vote, Katrín Jakobsdóttir devra elle aussi « s’appuyer au moins sur deux voire trois autres partis, ce qui promet encore une majorité très faible ».

« J’ai même eu honte d’être Islandais »

Dans cet échiquier politique pour le moins mouvementé, « la seule chose certaine, c’est que tout est incertain », résume le sociologue Helgi Gunnlaugsson. Preuve de cette volatilité extrême du vote des Islandais, le parti pirate, donné comme favori l’an passé avec plus de 30 % des votes, ne recueille qu’à peine 9 % des voix, selon les derniers sondages. « Les Islandais en ont tellement marre qu’il est devenu impossible de prédire ce qu’ils vont faire », poursuit le sociologue.

A 67 ans, Sigmar, retraité du secteur des assurances, votera samedi pour remettre l’ancien premier ministre en poste. Cet habitant de Grindavik, un village situé à une cinquantaine de kilomètres de la capitale, ne le fait « pas par gaîté de cœur ou par conviction », dit-il en haussant les épaules. « Par dépit, il faut bien le dire », reprend-il.

Bien sûr, certaines choses l’ont « chagriné » dans les précédents gouvernements. « A un moment, j’ai même eu honte d’être Islandais », raconte ce grand-père de quatre petits-enfants qui dit s’inquiéter du « futur qu’on va leur laisser ». Il avait même manifesté au plus fort de la crise économique. A grands coups de casseroles, cet ancien commercial avait crié son envie de « voir les choses changer ». Moins de dix ans plus tard, il a tempéré son discours, est retourné vers « le parti pour lequel toute [sa] famille a toujours voté ». Dans un nouveau haussement d’épaules, il se justifie : « On sait ce qu’on perd mais on ne sait pas ce qu’on gagne ».