Dessin d’audience, le 30 octobre 2017 au Palais de justice de Paris, montrant Abdelkader Merah dans le box des accusés (à gauche), derrière son avocat Eric Dupond-Moretti, la tête dans les mains. / BENOIT PEYRUCQ / AFP

Jeudi 2 novembre, pour la dernière fois, Abdelkader Merah prendra place dans le box des accusés. Quittera-t-il la salle Voltaire du Palais de justice de Paris, quelques heures plus tard, lesté d’une peine de prison à perpétuité, comme le demande l’avocate générale, Naïma Rudloff, ou en homme libre, comme le réclament ses avocats ?

La décision est désormais entre les mains de Franck Zientara, président de la cour d’assises spécialement composée, et des quatre magistrates professionnelles qui l’entourent depuis le 2 octobre. A moins de quarante-huit heures du verdict de ce procès hautement symbolique, nous en sommes là : la perspective d’un acquittement n’est pas complètement exclue.

En quelque cinq heures de plaidoiries à eux trois, mardi 31 octobre, Archibald Celeyron, Antoine Vey et Eric Dupond-Moretti ont soulevé plus de doutes quant à la culpabilité d’Abdelkader Merah que le réquisitoire de la veille n’avait acté de certitudes. Les trois avocats du frère de Mohamed Merah, auteur en mars 2012, à Toulouse et à Montauban, de sept assassinats dont leur client est accusé d’avoir été complice, se sont engouffrés dans les failles d’un dossier qui est apparu plus fragile que jamais.

« Taqiya à géométrie variable »

L’affaire s’est déroulée en trois temps. Première lame, chirurgicale, celle d’Archibald Celeyron. Pendant plus de deux heures, le benjamin du trio (30 ans), aussi serein que l’avocate générale avait semblé en surchauffe la veille, a méthodiquement démonté l’accusation de cette dernière, et dénoncé son usage d’une « taqiya à géométrie variable ». Naïma Rudloff avait beaucoup invoqué cet art de la dissimulation auquel Abdelkader Merah aurait eu recours pour brouiller les pistes et masquer sa proximité avec son petit frère.

« On nous dit : “Abdelkader Merah est un tel adepte de la taqiya qu’il va ne pas voir Mohamed à l’hôpital, qu’il ne va pas à son mariage [quelques mois avant les tueries]”, expose l’avocat de la défense. (…) Comment expliquer alors que le complice dîne avec l’assassin le soir du crime [le 15 mars 2012, quelques heures après la tuerie de Montauban], quand on prend le soin de ne pas aller à son mariage quatre mois avant, quand on ne va pas le voir sur son lit de mort six mois avant ? »

Archibald Celeyron se montre également convaincant à propos du vol du scooter dont Mohamed Merah va se servir lors de ses crimes, et qui fonde l’accusation de la complicité de son frère. « Abdelkader Merah est à 140 m du vol pour lequel il est accusé. Peut-on condamner quelqu’un pour un vol alors qu’il est à 140 m ? Il encourt la réclusion à perpétuité pour le vol d’un scooter qu’il n’a jamais touché. »

« La preuve par le vide »

« Au bout de quatre ans d’enquête, poursuit-il, on a un scooter et un blouson [l’autre objet de la complicité supposée, un blouson de moto acheté par Abdelkader pour Mohamed]. Mais c’est ridicule, et c’est d’une fragilité sans nom ! » Silence sur les bancs des parties civiles. L’avocate générale se recroqueville sur sa chaise.

La première plaidoirie s’achève, sobre mais redoutable d’efficacité : Archibald Ceyleron a décortiqué le dossier comme personne. Les avocats des parties civiles avaient souvent fait de la rhétorique dans leur plaidoirie, lui vient de faire du droit. Il s’adresse à la cour : « On n’attend pas de votre décision qu’elle lave le sang. Votre décision ne séchera pas les larmes. Vous allez rendre justice, dans le respect de nos règles, et parce que vous allez rendre justice, vous allez acquitter Abdelkader Merah. »

« Nous vous demandons d’acquitter Abdelkader Merah, bien conscients que ce serait insupportable pour les victimes et l’opinion publique », enchaîne Antoine Vey, l’autre jeune avocat du trio (33 ans). Il va dénoncer la multiplication des juridictions spéciales et des lois antiterroristes depuis trente ans, avant de souligner, méthodiquement lui aussi, les « éléments fébriles » de l’accusation d’association de malfaiteurs, « une prévention large utilisée pour pallier les difficultés à démontrer la complicité d’assassinat » reprochée à son client. Fustigeant « la preuve par le vide », il raille : « L’accumulation de non-preuves ne peut constituer une preuve. »

« Le terroriste le plus con de la planète »

Enfin débarquent Eric Dupond-Moretti et les grandes phrases, dans l’étuve qu’est devenue la salle Voltaire surpeuplée – des gens ont fait la queue toute la journée à l’extérieur pour assister à sa plaidoirie, en vain. L’avocat de 56 ans commence par mettre en garde la cour contre les deux écueils de ce procès qui a très tôt cessé d’être ordinaire : « le chagrin des victimes qui emporte tout sur son passage » et « l’opinion publique, cette prostituée qui tire le juge par la manche ».

« Le juge doit nous dire si les règles que notre société civilisée a mis des millénaires à élaborer s’appliquent encore, ou si nous sommes entrés dans une ère nouvelle. (…) Cette affaire génère des emballements qui nous dépassent. Aurez-vous la même exigence en termes de preuves dans ce procès que dans un autre ? », demande-t-il en qualifiant le réquisitoire de la veille de « ratatouille où tout est mélangé ». « J’affirme que si Abdelkader Merah est ici, c’est parce que son frère est mort. Et que si Mohamed Merah était dans le box, il serait seul. »

De gauce à droite : Eric Dupond-Moretti, Antoine Vey et Archibald Celeyron, le 2 octobre 2017 au Palais de justice de Paris. / PHILIPPE WOJAZER / REUTERS

Il qualifie ironiquement l’accusé de « terroriste le plus con de la planète », lui qui a parlé spontanément aux enquêteurs de sa présence le jour du vol du scooter, et acheté un blouson à son frère en faisant établir une facture à son nom : curieux, pour un as supposé de la taqiya.

Dupond-Moretti fait appel au « courage judiciaire »

Dupond-Moretti dénonce « l’acharnement » contre son client, coupable de substitution idéal pour les familles des victimes : « Il fallait qu’Abdelkader Merah soit jugé. Mais en le renvoyant comme cela, sans preuve, on s’est un peu moqué de vous. On aurait pu dire :Malheureusement, on ne peut pas envoyer Abdelkader Merah aux assises.” Mais non, pendant cinq ans, on vous a fait croire n’importe quoi ! »

Puis il fait appel au « courage judiciaire » : « Personne ici ne risque rien. Nous n’avons aucune excuse pour ne pas faire ce que notre conscience nous dit de faire. » Il se tourne alors vers Latifa Ibn Ziaten, la mère d’Imad, première victime de Mohamed Merah : « Mme Ibn Ziaten vous dites qu’il faut résister. Si les règles qui sont les nôtres n’ont plus cours, alors le terrorisme a gagné. »

Puis vers les magistrats de la cour : « Si vous condamnez Abdelkader Merah, vous aurez jugé, sans doute, mais vous n’aurez pas rendu justice. » Et s’ils l’acquittent, ils auront provoqué ce paradoxe : Abdelkader Merah sauvé par les règles du jeu d’une République qu’il méprise, et par les lois des hommes qui, à ses yeux, ne sont rien à côté de celles de son dieu.