« Braguino », documentaire franco-finlandais de Clément Cogitore. / SEPPIA FILMS

C’est le mois du film documentaire, initiative annuelle apparue en 2000, et le genre, moins scolaire qu’on ne le croit encore, flambe de mille feux dans les salles. Outre les centaines de séances programmées dans l’Hexagone, on compte ce mercredi 1er novembre rien de moins que huit documentaires sur les dix-neuf nouveaux films que compte la semaine cinématographique. Cette proportion est assez rare pour être soulignée, spécialement en raison de l’intérêt et de la belle tenue de la plupart d’entre eux. Du cinéma direct à l’essai intime, de la tentation fictionnelle à l’essai anthropologique, toute la diversité et toute la vitalité du genre y sont représentées.

  • « Ex libris » : archiver l’Amérique

A tout seigneur, tout honneur, Frederick ­Wiseman poursuit, à 87 ans, son œuvre au long cours sur les institutions (près de quarante films en cinquante ans) qui en fait une archive d’exception sur nos sociétés occidentales. Dans Ex Libris. The New York Public ­Library, il s’attaque à la troisième plus grande bibliothèque du monde, distribuée en un vaste réseau de 92 sites à travers les quartiers de la Grosse Pomme. L’intérêt du film consis­te à prouver que la bibliothèque n’est plus aujourd’hui un simple lieu de lecture ou de stockage, ringardisé par l’explosion d’Internet, mais se trouve en réalité au cœur d’un vaste enjeu social d’accès égalitaire au savoir, à l’information, à la culture, aux images, à la pédagogie, à la formation professionnelle et à l’apprentissage.

La méthode Wiseman n’a pas bougé d’un iota : sans commentaire ni musique, celui-ci fait le « tour du propriétaire » le plus complet possible et se structure autour des probléma­tiques qui mobilisent l’institution : la lutte contre les inégalités liées au numérique et la recherche de financement dans un partenariat public-privé vertueux, ce qui souligne en creux la baisse des dotations municipales. Les solutions que la « NYL » met en œuvre pour répondre à ces défis éblouissent. Car, si toute institution est le reflet du peuple qu’elle héberge, celle que filme Wiseman ouvre, dans l’Amérique de Trump, un refuge privilégié à l’intelligence et au partage démocratique, dont le spectacle est le plus réjouissant qui soit.

  • « Braguino » : l’embardée mythologique

Après le beau Ni le ciel ni la terre (2015), long-métrage de fiction, Clément Cogitore signe avec Braguino un petit chef-d’œuvre de cinquante minutes qui entraîne le documentaire dans des contrées mythiques et immémoriales, sur des chemins naguère empruntés par des aventuriers comme Chris Marker ou Werner Herzog. Un hélicoptère survole la ­Sibérie orientale et atterrit en pleine taïga, à plusieurs centaines de kilomètres de toute civilisation. Une famille vient à sa rencontre, les Braguine, dont le patriarche barbu et édenté raconte avoir fui le monde moderne et remonté en bateau le fleuve Ienisseï, pour vivre avec les siens dans une nature illimitée.

La blondeur irréelle de ses enfants, la chaumière où ils vivent blottis, la splendeur mystérieuse des paysages dessinent une sorte de retour idyllique à la vie sauvage, aux premiers âges de l’humanité. Mais très vite se signale la présence d’une autre famille, les Kiline, venue s’installer sur le même terrain. L’éden est brisé, laissant place à la guerre primitive. Les Kiline, ce sont « les autres », mais des autres aux silhouettes étonnamment semblables à celles des Braguine, comme leur reflet lointain. De cette situation ahurissante, le film tresse un récit onirique et flottant, perclus d’illuminations mystiques (les lumières fantastiques de la taïga), de morceaux de bravoure (la chasse à l’ours à 50 mètres de la caméra) et d’un sentiment diffus de menace. Cet extraordinaire montage, d’où jaillissent une multitude d’éclairs visuels et de clignotements sonores qui semblent émerger des ténèbres originelles, montre à quel point le rêve d’autarcie épouse les contours de la ­paranoïa. Admirable de bout en bout.

Braguino (2017) - Trailer (French Subs)
Durée : 01:50

  • « Carré 35 » : déchiffrement d’un secret de famille

Un autre mystère originel projette sa lumière noire sur le film d’Eric Caravaca, autour d’un secret de famille. Rompu à la lumière et au frégolisme qui marquent son métier d’acteur, Caravaca, à 50 ans, va dans ce film à l’encontre, donc à la rencontre, de lui-même. Il le fait grâce au dévoilement admirablement mis en scène d’une enquête intime. Les parents d’Eric, Espagnols vivant au Maroc, y ont une petite fille, Christine, qui meurt en bas âge. Installé en France à l’indépendance du pays, le couple donne naissance à deux fils, dont Eric, auxquels ils cachent l’existence de leur sœur avant de travestir son histoire. Carré 35 – qui nomme la partie du cimetière marocain où elle est enterrée – chronique son exhumation symbolique face à la mystification d’une mère dont on comprend qu’elle recouvre une douleur immense.

Ce qui rend le film précieux est la manière dont l’intelligence y prend le pas sur le pathos. Intelligence analytique d’une part, qui recourt, en l’absence d’images de Christine, à une construction dialectique des diverses archives filmées. Histoire familiale et histoire de la décolonisation se recouvrent ainsi sur un même lit de silence, de honte et de mensonge. Mais aussi bien intelligence sensible, qui pressent que la mort est au fondement de ce qui nous habite et qu’il faut se faire violence pour nous en déprendre. Le film se construit à partir de la maladie qui va terrasser le père du cinéaste, dont il filme sans trembler les ultimes paroles et la dépouille mortelle, de même qu’à partir du pressentiment que sa propre naissance procède de la mort de sa sœur. Ici et là, la reconnaissance d’une absence déclenche un processus vital de réappropriation de soi.

CARRÉ 35 Bande Annonce (2017) Documentaire Familial
Durée : 01:50

  • « Mémoires d’un condamné » : un cadavre ouvrier dans le placard politique

Secret toujours, mais purement politique celui-ci, que met en scène, de manière plus classique, le film de Sylvestre Meinzer Mémoires d’un condamné. En novembre 1910, Jules ­Durand, figure du syndicalisme naissant sur les docks du Havre, est condamné à mort pour un crime qu’il n’a pas commis. Victime, en réalité, d’une machination patronale destinée à se débarrasser du trublion, il est innocenté par la Cour de cassation en 1918. Les fauteurs de la machination en seront tenus quittes, mais le syndicaliste emprisonné et déshonoré ne s’en remettra jamais, terminant ses jours à l’asile psychiatrique, en 1926. Edifiante histoire que celle de ce martyr de la cause ouvrière, qui rappelle fort à propos, à l’heure où la défense des acquis sociaux est vilipendée, de quel prix les ouvriers ont payé le droit de défendre leurs intérêts. La remémoration de cette affaire, dont les traces ont été soigneusement effacées, est menée depuis la perspective contemporaine du démantèlement de la culture ouvrière au Havre, soutenue par de nombreux témoignages, dont celui de la petite-fille de Jules Durand.

  • « Si on te donne un château, tu le prends ? » et « Espaces intercalaires » : habiter le monde

Tournés respectivement en France, dans des zones périurbaines, et au cœur de la mégapole de Tokyo, ces deux films explorent chacun à sa manière, mais avec un humanisme qui les rapproche, la question de l’habitat en milieu sinon hostile, du moins contraint. Réalisé par Marina Déak, cinéaste et philosophe, le premier titre adopte la forme, un peu punk, d’un marabout-de-ficelle. Trois parties autonomes opèrent dans le film comme des mues successives. La première en compagnie de gens qui visitent des maisons et des appartements individuels dans le cadre d’une recherche de logement à la campagne ; la deuxième, à la Grande-Borne, à ­Grigny (Essonne), « grand ensemble » né d’un projet utopique et devenu au fil du temps le symbole de tous les maux de la banlieue, montre comment, dans le cadre d’un plan de rénovation urbaine, les habitants ont regagné une parcelle de contrôle sur leur lieu de vie ; la troisième partie se passe dans un camping où ont choisi de vivre des hommes et des femmes qui peinent à joindre les deux bouts, trouvant dans cet habitat précaire une liberté, une proximité avec la nature, des liens de solidarité qu’ils ne troqueraient pour rien au monde contre le confort préfabriqué d’une HLM.

L’apologie du less is more et des puissances inentamées de l’imagination humaine est également au fondement d’Espaces intercalaires, de Damien Faure, premier volet d’un diptyque sur la notion japonaise du ma (le second volet, Milieu, sort également cette semaine). Les espaces auxquels se réfère le titre sont constitués de toutes ces petites brèches qui entaillent l’urbanisme totalement saturé de la capitale nippone, où viennent se nicher des lieux foisonnant de vie – bijoux d’architecture, bars miniatures, ateliers de réparation de vélos… – et dans lesquels s’expriment l’âme de la ville, son art de vivre incroyablement proliférant. Soutenue par les propos de quelques personnages qui donnent des clés pour apprécier les spécificités de l’appréhension du monde dans la culture japonaise, une approche formelle rigoureuse et délicate exalte la vertigineuse géométrie de la mégalopole vue du ciel, les trajets sophistiqués de la lumière dans des minuscules maisons coincées entre deux immeubles, ou encore la convi­vialité inouïe qui peut se déployer dans une échoppe de moins d’un mètre de profondeur. Une ode au génie humain.

Si on te donne un cheateau tu le prends Bande annonce VF 2017
Durée : 02:36

Espaces Intercalaires - Bande annonce
Durée : 04:13

« Braguino », documentaire franco-finlandais de Clément Cogitore (0 h 50). Sur le web : bluebird-films.com, www.facebook.com/BBDFILMS

« Ex Libris. The New York Public Library », documentaire américain de Frederick Wiseman (3 h 17). Sur le web : www.facebook.com/meteorefilms, www.meteore-films.fr/

« Carré 35 », documentaire français d’Eric Caravaca (1 h 05). Sur le web : pyramidefilms.com/carre-35, www.facebook.com/carre35.lefilm

« Mémoires d’un condamné », documentaire français de Sylvestre Meinzer (1 h 25). Sur le web : www.facebook.com/memoiresduncondamne, lardux.com

« Si on te donne un château, tu le prends ? », documentaire français de Marina Déak (1 h 33). Sur le web : www.facebook.com/SiOnTeDonneUnChateau, www.lacor.info/film/si_on_te_donne_un_chateau

« Espaces intercalaires », documentaire français de Damien Faure (0 h 56). Sur le web : www.facebook.com/aaa-production, www.facebook.com/dmfaure