Féministe pour homme : c’est ainsi que Noémie de Lattre a intitulé son nouveau spectacle. A la fin de chaque représentation sur la scène de La Nouvelle Seine à Paris, la comédienne donne la parole à un(e) invité(e) (chaque soir différent) pour qu’il ou elle livre, en quelques minutes, son expérience de la féminité. Jeudi 2 novembre, le soir où nous avons assisté à ce one-woman-show, c’est Sandra Colombo – humoriste et coauteure, avec Nicole Ferroni, d’Améliore ta vie pourrie (Editions du Cherche Midi) – qui est montée sur scène pour raconter l’histoire de Julie. L’histoire terrible d’une jeune femme violée qui « n’arrive pas à balancer son porc », un texte bouleversant et glaçant.

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« Parler librement de sa vision du féminisme est une occasion rare, qui m’a été offerte par Noémie de Lattre. Moi qui suis plutôt drôle d’habitude, (c’est même mon métier, je suis humoriste), je n’ai pas du tout eu envie de rire ou de faire rire. J’ai tout de suite eu envie d’écrire un texte sur la difficulté de dire après un viol, de montrer la violence que cet acte engendre dans la vie de la personne qui l’a subi, même vingt ans après. Alors, j’ai forcément pensé à Julie, quelqu’un de très proche de moi, et j’ai eu envie d’être sa voix », explique Sandra Colombo. Nous lui avons demandé si nous pouvions publier son texte. Elle a accepté. Le voici :

« Aujourd’hui, j’ai décidé de vous parler de Julie. Julie, c’est une fille toute simple. A l’époque de l’histoire que je vais vous raconter, elle est étudiante. Elle a 18 ans, c’est sa première année de BTS, alors c’est un peu la fête. Plus de parents sur le dos, des copains, sa vie a un goût de liberté.

Quand l’un de ses profs dit à la fin de son cours qu’il galère vraiment pour se trouver un appart et demande de l’aide, plusieurs étudiants s’approchent de lui. Dont Julie. Elle lui propose de venir visiter le sien et de lui expliquer comment elle a fait pour trouver sa coquette studette parce qu’elle aussi a bien galéré. Parce qu’elle trouverait ça inconvenant d’être seule avec lui, elle invite aussi des copains de sa promo. C’est ainsi qu’ils se retrouvent à dix pour prendre un thé chez Julie. Avec un mètre carré chacun, la visite ne dure pas bien longtemps, tout le monde a plié bagage dans l’heure.

Un peu plus tard dans la soirée, Julie, au lit dans son beau pyjama de pilou, entend toquer à sa fenêtre. Un peu flippée, elle demande, sans ouvrir les volets de son rez-de-chaussée : qui est là ?

C’est moi, répond son prof. Je voudrais t’inviter au resto, pour te remercier de ta gentillesse de tout à l’heure.

Non merci, dit Julie, poliment, mais fermement.

Elle retourne se coucher, vaguement inquiète. Mais Julie se sent forte aussi. Dix-huit ans, pleine d’énergie, sportive, bien dans ses baskets, elle a de grands rêves, elle croit que l’avenir lui appartient. Aussi, quand on toque à la porte, même si elle a peur, elle se sent surtout saoulée. Est-ce qu’elle peut rester tranquille chez elle ?

C’est moi, ouvre, je suis allé t’acheter du chocolat, je veux vraiment te dire merci, c’est rare de tomber sur des gens sympas comme toi.

Julie ouvre la porte, bien décidée à prendre le chocolat et virer son prof qui commence à être lourd de chez lourd.

Naïve petite Julie.

A peine entré, il prend toute la place, ferme la porte, colle Julie contre le mur, enserrant ses poignets, bloquant ses jambes. Il commence à l’embrasser, à lui dire combien elle est belle, bandante, que c’est une allumeuse, qu’il sait exactement ce qu’elle veut, la preuve, elle vient de lui ouvrir sa porte, et qu’il va lui donner.

Julie essaie de se dégager, tourne la tête pour échapper à sa langue, à son haleine, lui dit de partir, le supplie de la laisser tranquille. Julie n’a fait l’amour qu’une seule fois dans sa vie, il y a quelques mois, avec un garçon à peine plus âgé qu’elle. Elle n’a connu qu’un corps frêle d’adolescent, là elle est confrontée au désir brut d’un homme qui fait au moins 30 kilos de plus qu’elle, à sa force, à sa stature. Elle a peur, terriblement, sait qu’il y a quelque chose d’anormal. Elle dit non, le répète, le crie, mais ça ne sert à rien.

Quand elle a compris qu’elle ne pouvait plus rien faire, elle s’est mise sur off, comme pour mettre son âme à l’abri et continuer à pouvoir vivre ensuite. Elle l’a vu l’entraîner sur le lit, la violer. Tout se passait comme si elle n’était pas là. Elle planait au-dessus du lit, attendant qu’il finisse.

Puis il s’est simplement rhabillé en lui disant qu’il fallait que cet épisode reste entre eux, parce qu’il était marié. Et puis un prof et une élève, ça ne se fait pas.

Elle est restée groggy un moment. Puis est allée se laver. Longtemps elle a laissé couler l’eau chaude. Et s’est juré que cet homme ne la détruirait pas davantage. Ne détruirait pas son futur, sa capacité à aimer d’autres hommes, ni à se laisser aimer par eux. Que personne ne saurait jamais ce qui venait de se passer, parce que tout cela n’avait pas d’importance, ce n’était rien. Que ça arrive de coucher avec des gens et qu’on le regrette après, donc qu’elle n’avait qu’à considérer que c’était pareil. Elle s’est fait la promesse solennelle de vivre comme si toute cette violence n’avait pas eu lieu, quoi qu’il lui en coûte.

Alors elle a enseveli ses mots et ses maux sous des tonnes de nourriture, d’alcool, de clopes. De rencontres fugaces aussi. Boulimique de la vie. Vomisseuse de ses angoisses.

Julie n’a jamais trouvé le courage d’aller porter plainte. Elle ne voulait pas qu’on puisse mettre sa parole en doute. Que l’on mette des si et du conditionnel sur ce qui a changé sa vie à jamais.

Cela fait vingt ans bientôt et elle n’arrive toujours pas à en parler. En ce moment, Julie se sent nulle. Parce qu’elle n’arrive pas à balancer son porc. Elle n’arrive pas à écrire me too. Ses mots sont toujours aphones.

Et puis comment le dire sur les réseaux sociaux ? Comment raconter un viol et ses conséquences en 140 caractères ? Pourquoi en faire un post Facebook ? Pour voir le nombre de j’aime monter et en être quoi ? Fière ? Elle ne veut pas que son histoire, que ce qui lui a défiguré la vie, soit noyée entre deux posts de tchat qui tombent.

Et puis, pour elle, la honte n’a pas encore changé de camp. Elle a toujours peur qu’on lui dise : mais tu n’avais qu’à pas ouvrir la porte. Elle ne veut pas être stigmatisée, ne veut pas être aux yeux de tous la fille violée, que cela devienne une constituante majeure de sa personnalité, effaçant tout le reste. Julie, elle a fait ce qu’elle a pu. Elle fait ce qu’elle peut. Et elle se sent coupable. Toujours. Terriblement.

Julie, c’est une femme tout ce qu’il y a de plus banal.

Julie, c’est moi.

Julie, c’est vous.

Julie, c’est nous. Prenons soin d’elles. Elles sont fragiles les Julie. »