L’auteur de science-fiction français Pierre Bordage a participé à plusieurs rencontres lors du festival Les Utopiales, qui avait lieu de jeudi 2 à dimanche 5 novembre à la Cité des congrès de Nantes.

L’auteur William Gibson a déclaré dans une interview récente qu’il avait l’impression que nous avions, collectivement, de plus en plus de mal à nous projeter dans le futur. Est-ce que vous êtes d’accord ?

Pierre Bordage : Pour lui, il n’y avait plus de possibilité de futur, et il était au plus proche de la réalité où il diminuait considérablement l’intervalle entre le futur et le présent. S’il veut dire « il n’est plus possible d’écrire de la science-fiction », il y a encore de la place pour ça. Il est précurseur du genre cyberpunk, qui touche à sa fin. La science-fiction qu’on a créée dans les années 1970 et 1980 touche à sa fin, la réalité nous rejoint, la dépasse.

Pour nous projeter dans le futur, le space opera, le post-apocalyptique sont là. On ne sait pas de quoi le futur sera fait. Le futur peut prendre toutes les formes à tout moment, s’y projeter c’est prendre une voie d’exploration qui a toutes les chances de ne pas être véritable.

Beaucoup d’auteurs se sont plantés sur « le futur ». Le rôle de la science-fiction est de détecter, dans le présent, les courants de fond qui traversent la société, les projeter pour dire « voilà ce qui peut se passer ». C’est une forme d’invitation à la réflexion.

Les lecteurs auraient comme une envie de regarder dans l’abîme ?

Probablement. Comme si nous étions coincés quelque part, et que la seule façon de s’en sortir serait de créer un abîme pour se sortir de situations difficiles et actuelles. Une tentation, une fascination pour un recommencement qui effacerait tout, sans obligation de tout réparer.

Et en tant qu’auteur ? Lors d’une conférence, vous avez dit que « la science-fiction foire en permanence ».

La meilleure façon d’attirer l’attention d’un lecteur, c’est de lui donner un coup de poing au foie pour qu’il réagisse. Donc de noircir le trait pour l’obliger à réfléchir. Mais on ne juge pas un auteur à son pessimisme ou son optimisme… On ne le juge qu’à la fin. On ouvre ou on ferme des portes. Je pense qu’un auteur est intrinsèquement optimiste, sinon, je ne vois pas l’intérêt d’écrire des livres. Un auteur a l’espoir secret – ou l’immense orgueil – de vouloir changer les choses dans la perception du lecteur. Moi, je veux le faire dévier de quelques millimètres de son point de vue.

Lors d’une conférence de Pierre Bordage aux Utopiales, à la Cité des congrès de Nantes. / Benjamin Benoit

Est-ce que ça vous donne une position prophétique ?

Non, mais l’acte d’écriture serait trop douloureux s’il était vain. Je n’apporte pas de solutions au lecteur, je ne dis pas « ça va se passer comme ça ».

La menace d’une apocalypse est-elle réellement technologique ?

Non, elle est intrinsèque à l’homme. Depuis que l’humanité est en âge de raison, elle a inventé des couteaux pour chasser et pour tuer son prochain, de la poudre pour des feux d’artifices tout comme des canons, elle a inventé l’atome pour les centrales nucléaires qui produisent de l’énergie et des bombes. Ce n’est pas la technologie qui est une menace, mais les mécanismes humains, son conditionnement.

Et le fanatisme religieux pourrait-il être le terreau de la science-fiction de demain ?

Il l’est déjà. Je l’ai déjà fait, dans L’Ange de l’abîme. Rien de plus humain que le fanatisme. Tout conditionnement extrême conduit à des conflits, c’est inexorable. La ferme des animaux d’Orwell est un bon exemple. C’est pareil pour le fanatisme scientifique, ce serait juste l’inverse du prophète, donc de la parole primordiale. Je travaille avec toutes formes de conditionnement. La réponse, c’est la fin des conditionnements. On a jamais fait autant de dégâts au nom de Dieu, y compris de notre propre pays. Et tout le monde a persécuté tout le monde.

Pourquoi avons-nous la sensation de baigner dans la science-fiction d’hier ? Un nouveau terreau est-il en marche ?

Il faut se débarrasser de tout ce qui nous encombre l’esprit, d’être vierge pour explorer de nouvelles choses. Beaucoup d’œuvres se font sous formes de recyclages. Le héros aux mille aux visages de Joseph Campbell décrit la fonction du héros dans une mythologie qui, depuis Homère, est toujours dans le même sillon. On le creuse, même si on le décale avec notre technologie ou notre perception de l’espace et le temps. On ne trouve pas de nouveaux schémas narratifs.

Sommes-nous donc condamnés à rester dans ce même canevas ?

Le problème, c’est l’humanité, avec nos problèmes humains et la langue qu’on utilise. Notre historique et notre vécu nous rendent prisonniers de quelque chose. Par exemple, le groupe Magma aimait utiliser une langue extraterrestre, le kobaïen. On ne pourrait pas faire quelque chose d’entièrement nouveau sur une civilisation extraterrestre, différente de nous, puisqu’on serait d’utiliser notre langage. Donc de véhiculer de l’humanisme en permanence… se sortir du contexte humain est impossible, une perception radicalement nouvelle des choses serait passer un cap. Je vais encore citer Jiddu Krishnamurti, il faudrait sortir de toute forme de conditionnement.

« La littérature générale est une littérature du passé »

Vous avez évoqué la fonction de la science-fiction. A-t-elle une seule fonction divertissante ?

J’y vois trois atouts. Celle d’inviter à un merveilleux voyage, se décoller du voyage pour partir dans l’espace ou vivre une aventure dans le sens conçu par Jules Verne. Ensuite, se décoller du présent et avoir une meilleure perception de nos problèmes. La littérature générale est une littérature du passé. Enfin, reprendre l’interrogation mythologique des questionnements fondamentaux sur l’humain. Je prends souvent l’exemple de Gilgamesh, mythe sumérien sur l’immortalité. Un thème extrêmement repris par la science-fiction… qui questionne la place de l’homme dans l’univers. Avec le temps, les connaissances scientifiques sont différentes : la biotechnologie remplace la magie… Mais les questions sont identiques.

On entend pourtant encore beaucoup dire que la science-fiction et la fantasy sont des sous-genres de mauvaise qualité…

Il y a un livre des frères Bogdanov – hé oui – sorti en 1976, nommé Clefs pour la science-fiction, où ils interrogent diverses personnalités du monde contemporain. Les plus virulents, ce sont les auteurs de littérature. Alain Fournier a dit « la science et la fiction sont condamnés à faire des avortons minables ». Le divorce avec la littérature générale et de genre populaire est consommé. Cette accroche était sûrement là pour provoquer. Il n’y pas un si grand écart que cela, parce que la littérature générale emprunte beaucoup à la science-fiction. Des gens comme Houellebecq, Céline Minard, ont récemment fait du post-apocalyptique. Les frontières sont poreuses ! Au niveau commercial, il y a des ruptures, les libraires sont amenés à créer des sous-genres artificiels. Puis des collections pour les éditeurs. Mais la culture officielle a toujours une méconnaissance des sous-genres.

Pierre Bordage vient de publier le premier volume de sa saga Arkane et a remporté le « prix Extraordinaire » du festival des Utopiales. / Benjamin Benoit

Avons-nous perdu le goût de l’utopie ou de son imaginaire ?

C’est difficile d’écrire sur l’utopie… il y a des tentatives, des idées et des projets n’ayant jamais fonctionné. La Révolution française en était une. Le communisme, même le nazisme sont des utopies. C’est quelque chose qui vise à l’être parfait, et les utopies sont désastreuses puisqu’elles proposent le même bonheur pour tous, c’est impossible. Ça finit en catastrophe.

Elles revenaient en force avec le mouvement hippie des années 1970, des films comme Au long de rivière Fango avec Patrick Dawaere. Tout ça ne peut pas tenir, et tout le monde ne peut pas se conformer au bonheur promis. « On va changer les choses, on va le faire différemment. » J’ai participé à tout ça, ça se casse toujours la figure. Le mouvement hippie a été un échec. C’est difficile de commencer un bouquin avec « Ils furent heureux ». Mais quelque chose doit déconner à un moment.

Fondamentalement, on s’en fiche un peu qu’ils soient heureux.

C’est ça. Ils eurent beaucoup d’enfants, mais les enfants se droguent, sinon ça ne fait pas d’histoire !

Une bonne raison de se lever le matin aujourd’hui ?

Pour moi, c’est écrire. Jusqu’à ce que j’en ai fini avec ma vie. Je suis sur la fin de parcours, mais j’ai encore des choses à exprimer avant de partir. Pour les autres, se découvrir soi-même, son être véritable.