Il n’a fallu que quelques heures pour que l’interview très controversée du patron des patrons suédois et ancien PDG de Scania, Leif Ostling, diffusée dimanche 5 novembre au soir dans le cadre de l’enquête sur les « Paradise Papers », devienne virale. Accusé d’évasion fiscale, le président de la Confédération des industries suédoises non seulement assume, mais critique la politique fiscale du royaume, mettant le doigt sur un sujet ultrasensible en Suède, qui a longtemps affiché une des pressions fiscales les plus élevées du monde et où il en va, comme le notaient la quasi-totalité des éditorialistes lundi, de la survie du modèle social suédois.

Déjà à l’origine des révélations qui ont conduit à la démission du premier ministre islandais en avril 2016 à la suite du scandale des « Panama Papers », l’émission « Uppdrag Granskning », de la télévision publique SVT, s’intéresse cette fois aux pratiques de certains de ses citoyens les plus fortunés : 2 000 au total, dont les noms figurent dans les fichiers du cabinet Appleby.

Confronté, au sortir d’une conférence, par la journaliste Karin Mattisson, qui l’interroge sur la société qu’il possède à Malte avec sa femme, Leif Ostling semble à peine ébranlé. « Des amis », dit-il, l’ont conseillé. Même chose pour la société offshore sise au Luxembourg, où il détient 32,5 millions de couronnes (33 millions d’euros) en actions.

« Qu’est-ce que diable j’y gagne ? »

Le contraste avec l’ancien chef du gouvernement islandais Sigmundur David Gunnlaugsson qui, blême de colère, quittait brutalement l’interview après avoir été questionné sur sa société domiciliée aux îles Vierges, est saisissant. Leif Ostling, droit dans ses bottes, se défend : le capital, placé dans les deux sociétés, provient de revenus qu’il a gagnés à l’étranger. Il n’a, dit-il, « pas mauvaise conscience ».

Il rappelle qu’il a payé 18,5 millions d’euros d’impôts en Suède et en Allemagne, depuis 2010. Et lâche, dans ce commentaire qui a embrasé la toile dimanche soir : « Qu’est-ce que diable j’y gagne ? » – en suédois, « vad fan får jag ? ».

Une saillie immédiatement reprise sur Twitter, flanquée d’un hashtag, par des milliers d’internautes, qui énumèrent, comme André : « Habiter dans le meilleur pays du monde, des congés parentaux payés, une formation universitaire gratuite, des soins gratuits et une retraite. » Ou bien Adriana : « Des soins médicaux gratuits qui ont sauvé mon père après ses crises cardiaques 1, 2, 3 et 4. »

Face à la colère des Islandais, Sigmundur David Gunnlaugsson avait démissionné deux jours après la diffusion de l’enquête d’« Uppdrag Granskning ». Conscient de sa maladresse, Leif Ostling s’est fendu lundi d’un communiqué, où il admet s’être exprimé « négligemment », reconnaissant que « la Suède a un Etat providence qui, dans son ensemble, fonctionne ». Mais, ajoute-t-il, « je m’en suis très peu servi comparé à ma contribution financière », rappelant au passage qu’il a agi en toute légalité.

Soutiens de leaders de fédérations patronales

Plusieurs membres de la direction de l’entreprise Svenskt Näringsliv ont condamné les propos de Leif Ostling , leur président. Mais l’homme d’affaires a aussi reçu le soutien des leaders de plusieurs des fédérations patronales. Sur Twitter, certains internautes le défendent et s’interrogent sur l’usage de leurs impôts, dans un contexte de crise dans les hôpitaux, faute de place et de personnel, et dans des écoles, où il manquera 50 000 enseignants d’ici deux ans.

Le quotidien conservateur Svenska Dagbladet s’en inquiète : « Si la classe moyenne, comme Leif Ostling, commence à se demander ce qu’elle obtient pour l’argent de ses impôts et répond elle-même pas grand-chose, alors cela va commencer à devenir dangereux. » Même constat de la ministre social-démocrate des finances, Magdalena Andersson, pour qui l’évasion fiscale « mine la confiance sur laquelle notre société est construite ».

L’évasion fiscale coûte 4,5 milliards d’euros à la Suède chaque année, selon Skatteverket, le fisc suédois, qui avait été informé il y a une dizaine de jours des révélations à venir. Et dont l’équipe de 300 enquêteurs se tenait prête à intervenir.

Les « Paradise Papers » en 3 points

Les « Paradise Papers » désignent la nouvelle enquête menée par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et ses 96 médias partenaires, dont Le Monde, soit 400 journalistes de 67 pays. Ces révélations s’appuient sur une fuite de documents initialement transmis, en 2016, au quotidien allemand Süddeutsche Zeitung par une source anonyme.

Cette nouvelle enquête permet de lever le voile sur les mécanismes sophistiqués d’optimisation fiscale dont profitent les multinationales et les grandes fortunes mondiales.

Les « Paradise Papers » sont composés de trois ensembles de données, qui représentent au total près de 13,5 millions de documents :

  • 6,8 millions de documents internes du cabinet international d’avocats Appleby, basé aux Bermudes mais présent dans une dizaine de paradis fiscaux.
  • 566 000 documents internes du cabinet Asiaciti Trust, installé à Singapour.
  • 6,2 millions de documents issus des registres confidentiels des sociétés de dix-neuf paradis fiscaux : Antigua-et-Barbuda, Aruba, Bahamas, Barbades, Bermudes, Dominique, Grenade, îles Caïman, îles Cook, îles Marshall, Labuan, Liban, Malte, Saint-Christophe-et-Niévès, Sainte-Lucie, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Samoa, Trinité-et-Tobago, Vanuatu.