L’Etat malgache a confirmé le ralentissement de l’épidémie de peste. La maladie a provoqué 131 décès à Madagascar, selon le bilan diffusé le 4 novembre. Les écoles ont enfin pu rouvrir, alors que l’épidémie flambait dans ce pays depuis le mois d’août.

Sur l’île, des anthropologues sont mobilisés pour combattre la transmission de la bactérie. Depuis les épidémies causées en Afrique subsaharienne par le virus Ebola, ces chercheurs spécialisés dans l’étude des cultures et de l’organisation des sociétés sont amenés à intervenir aux côtés des équipes médicales.

Ajuster localement les mesures de prévention et de soin

En effet, l’anthropologie est sollicitée pour comprendre comment les systèmes socio-économiques, politiques et culturels exposent ou protègent les individus et les groupes sociaux face à une épidémie. Elle décrypte aussi les réponses sociales (c’est-à-dire les réactions des populations et des institutions) à la survenue des maladies et des décès. Elle étudie la manière dont sont perçues les informations en circulation et les mesures de santé publique instaurées dans l’urgence, ainsi que la peur de la contagion.

Beaucoup d’enseignements ont pu être tirés de la grave épidémie d’Ebola qui a sévi de 2014 à 2016 en Afrique de l’Ouest. Des anthropologues experts des fièvres hémorragiques ont alors été impliqués pour ajuster localement les mesures de prévention et de soin recommandées par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Des anthropologues connaissant les contextes sociaux des pays touchés ont aussi été chargés d’identifier les messages appropriés, ainsi que les acteurs et médias les plus légitimes auprès des populations afin que ceux-ci soient entendus.

De nouveaux résultats portant sur l’épidémie d’Ebola seront d’ailleurs présentés le 7 décembre à Abidjan, lors de la journée d’étude du réseau créé par des chercheurs issus de cinq pays ouest-africains et de France, le Réseau anthropologie des épidémies émergentes.

Des épidémies frappant des zones densément peuplées

Il existe des points communs entre l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest et celle de peste en cours à Madagascar. Dans les deux cas, l’épidémie a atteint des zones densément peuplées et le mode de transmission interhumain est rapidement devenu prédominant. Si les habitants de Guinée, de Sierra Leone et du Liberia n’avaient jamais été touchés par Ebola auparavant, la population malgache connaissait la peste mais essentiellement sous sa forme la moins grave, la peste bubonique – caractérisée par un gonflement des ganglions au niveau du cou ou des aisselles. La forme pulmonaire, plus contagieuse, était rare.

Aussi des enquêtes sur les connaissances à propos de la maladie et les pratiques des populations ont été réalisées dans les régions touchées de Madagascar, comme elles l’avaient été en Guinée au moment d’Ebola. Des recherches ont ciblé les sites où la transmission de la bactérie est la plus active, les « points chauds » épidémiologiques (en anglais hotspots). A Madagascar comme en Guinée, ce sont les lieux fréquentés par des malades, c’est-à-dire les services de santé, les guérisseurs traditionnels et néotraditionnels, les lieux de soins familiaux, et les lieux où les corps des défunts sont traités en vue des funérailles.

Affiche d’information sur la peste et ses vecteurs dans l’école primaire publique de Manarintsoa, dans les bas quartiers d’Antananarivo, en 2016. / IRD/Hardi/Thibaut Vergoz

Les pratiques à risque de contagion impliquant des contacts corporels directs avec des malades et des défunts, ou même une simple proximité physique permettant la transmission de la maladie par des gouttelettes d’expectoration contenant la bactérie Yersinia pestis, devaient être identifiées précisément. Les anthropologues ont d’abord dû rassembler les connaissances existantes sur les recours thérapeutiques dans les zones touchées, ainsi que sur les rites funéraires. En Guinée comme à Madagascar, ces derniers varient selon les groupes ethnolinguistiques et les religions. Ils sont particulièrement diversifiés à Madagascar où est pratiqué notamment le retournement des morts. Cela consiste à déterrer le corps d’un défunt et le manipuler lors d’échanges avec les vivants, avant de l’ensevelir à nouveau, plusieurs années après son inhumation. Bien que marginal et de moins en moins appliqué, ce rituel a focalisé les discours pour et contre les mesures de santé publique mises en place face à la flambée épidémique.

Des enterrements « dignes et sécurisés »

Dans la phase d’urgence, les anthropologues ont aussi joué leur rôle pour rendre acceptables par les habitants des mesures de prévention généralement rigoureuses et impopulaires. C’est le cas par exemple des protocoles pour les enterrements « dignes et sécurisés » diffusés par l’OMS. Ils exigent que les participants utilisent des équipements de protection incluant masque, combinaison couvrant le corps, et gants. Les lieux doivent également être désinfectés avec des pulvérisateurs souvent perçus comme agressifs. De telles mesures doivent être expliquées et négociées car elles peuvent s’opposer à la fois aux pratiques rituelles de gestion des défunts (exigeant de pouvoir accéder de nouveau au corps après les funérailles) et aux mesures sanitaires en vigueur (exigeant un enterrement à proximité du lieu du décès plutôt que dans le village familial).

Certaines mesures exceptionnelles mises en œuvre pendant la crise épidémique font l’objet de critiques argumentées de la part des anthropologues. Ces derniers ont montré qu’il n’est pas nécessaire d’utiliser la contrainte pour surveiller l’état de santé des personnes qui ont été au contact d’un malade pendant la période dite de sécurité. Autres questions soulevées : l’identification des personnes suspectées d’être atteintes de la maladie respecte-t-elle toujours la confidentialité ? Prend-on suffisamment en compte les effets psychologiques et stigmatisants des mesures d’isolement frappant les malades et leurs familles ? Le contenu de certains messages sanitaires n’est-il pas extrapolé bien au-delà des faits scientifiquement établis, pour justifier des mesures plus radicales ?

Les raisons qui empêchent les malades de se rendre dans les services de santé pour y être traités ont également pu être identifiées. Se combinent la crainte d’être vu et stigmatisé par la suite, de ne pas pouvoir payer les soins (en fait, le traitement contre la peste est gratuit), et les rumeurs sur la négligence dans la manière de traiter les malades. Il s’y ajoute des freins classiques à l’accès aux soins tels que l’éloignement du domicile et les difficultés de déplacement. Ou des facteurs spécifiques à la peste et à la maladie à virus Ebola, tels que la peur (légitime) de la contagion lorsqu’on approche d’autres malades et la crainte de ne pas être enterré dans son village.

L’ensemble de ces motifs joue un rôle clé dans la dynamique des deux épidémies, avec pour chacune une proportion élevée de décès dits communautaires, c’est-à-dire hors des services de santé. Avec la peste, une difficulté supplémentaire tient à la brièveté de la période d’incubation, qui dure de quelques heures à 72 heures, ce qui limite la possibilité d’atteindre les malades pour préparer leur prise en charge et leur délivrer le traitement à temps.

Résilience individuelle et collective

Les anthropologues travaillent non seulement dans des pays touchés par de telles épidémies, mais aussi dans les pays voisins à haut risque. Bien avant que le premier cas y soit dépisté, les représentations sociales de la maladie s’élaborent et circulent. Aucune frontière, même officiellement fermée, n’est imperméable aux individus, encore moins aux idées et représentations. Au Bénin par exemple, un centre de traitement Ebola avait été détruit en 2014, avant même que le pays ait enregistré un seul malade. La recherche a permis de comprendre les conflits sous-jacents à l’opposition de la population à un tel centre – que le contexte de menace épidémique avait cristallisés.

Ainsi, les rumeurs et les interprétations de la menace rapportées aux Seychelles et à la Réunion en réaction à la flambée de peste à Madagascar devront à leur tour être analysées, en complément d’études sur les connaissances et les représentations du risque dans ces pays de l’océan Indien.

Les bas quartiers d’Antananarivo sont systématiquement inondés, parfois à hauteur de hanche, durant la saison des pluies car les égouts, des canaux à ciel ouvert, sont bouchés par l’accumulation de déchets. / IRD/Hardi/Thibaut Vergoz

A Madagascar comme en Guinée, il sera important de conduire des études anthropologiques après la crise. Comme pour les survivants d’Ebola, il faudra s’attacher aux effets médicaux, psychologiques et sociaux à moyen terme de la maladie pour les familles éprouvées et pour les personnes guéries, sur les systèmes de soins et les institutions. Ainsi, on pourra comprendre les déterminants de la résilience individuelle et collective. En Guinée par exemple, les aides matérielles ponctuelles n’ont pas été très efficaces pour les familles qui avaient perdu des adultes pourvoyeurs de ressources. En revanche, un soutien continu à plus long terme, notamment pour les soins médicaux, a pu leur éviter des dépenses qui auraient pu se révéler catastrophiques.

Alors que l’épidémie faiblit à Madagascar, et avant que la prochaine se présente, les anthropologues ont toujours un rôle à jouer. Ils doivent pouvoir étudier les savoirs des différents groupes sociaux sur la maladie, les représentations sociales, les déterminants structurels de l’exposition au risque, le rôle des institutions telles que l’école et la religion. Ces recherches permettent de préparer la réponse face à de nouvelles crises, alors que les changements globaux laissent présumer une diversification des agents infectieux entraînant l’augmentation de la fréquence des épidémies.

Alice Desclaux est anthropologue de la santé à l’Institut de recherche pour le développement (IRD).

Cet article a d’abord été publié sur le site de The Conversation.