A peine deux semaines après l’assassinat à la voiture piégée de la journaliste anticorruption Daphne Caruana Galizia, l’émotion est vite retombée à Malte. Devant le palais de justice de La Valette, il n’y a plus que quelques touristes pour se prendre en selfie devant des fleurs fanées. Et, dimanche 29 octobre, ils ne sont que quelques milliers de Maltais à manifester sur plusieurs centaines de mètres dans la commune chic de Sliema, à proximité de la capitale.

Plutôt chics et âgés, les manifestants défilent sans faire trop de bruit, brandissant des feuilles de laurier, symbole du courage, et portant des tee-shirts arborant l’ultime phrase du dernier post de blog de Daphne Caruana Galizia : « Il y a des escrocs partout, la situation est désespérée. »

Les traces de pneus de la voiture de Daphne Caruana Galizia après l'explosion, à Bidnija, dans le nord de Malte. La journaliste d'investigation est décédée dans l'attentat. / OLIVIER LABAN-MATTEI/MYOP POUR "LE MONDE"

« Beaucoup de gens soutiennent le gouvernement, il est très populaire », avance Richard pour expliquer le faible nombre de concitoyens descendus dans la rue pour, comme lui, demander  « justice » et les démissions du chef de la police et du procureur général. Comme la plupart des manifestants, ce cadre d’une agence publique refuse de donner son nom complet et celui de son employeur. « Trop risqué. »

Scandales

Si la manifestation a été officiellement organisée par un réseau de la société civile, la plupart des protestataires sont en réalité, comme Richard, des soutiens de l’opposition incarnée par le Parti nationaliste (conservateur), dont Daphne Caruana Galizia était une proche. Sa cible favorite restait en effet Joseph Muscat, le premier ministre travailliste, au pouvoir depuis 2013 – même si elle avait aussi récemment publié plusieurs révélations embarrassantes sur le nouveau leader du Parti nationaliste.

L’enquête sur les assassins de Daphne Caruana Galizia s’annonce longue. La police a organisé une seule conférence de presse, sans livrer de véritable information. On est seulement certain que la bombe placée sous sa voiture a été déclenchée le 16 octobre par un téléphone portable. La presse maltaise spécule sur la nature de l’explosif, mais rien n’a, pour l’instant, été confirmé.

En attendant, le gouvernement s’efforce, tant bien que mal, d’écarter tout motif politique, malgré les inimitiés solides que la blogueuse entretenait avec nombre d’élus locaux. Interrogé par Le Monde, le ministre de la justice, Owen Bonnici, commence par affirmer dans un terrible lapsus que « Daphne a été tuée par des politi… », avant de se reprendre et de dire des « criminels ». « Et, malheureusement, il y a des criminels partout », précise-t-il immédiatement.

Malte : le lapsus du ministre de la justice sur le meurtre de Daphne Caruana Galizia
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En sous-main, des sources gouvernementales soutiennent la thèse d’un règlement de compte mené par des trafiquants de pétrole libyen sur lesquels Mme Caruana Galizia aurait été en train d’enquêter. La famille de la journaliste écarte pourtant formellement cette piste en assurant qu’elle ne travaillait pas sur ce sujet. Après avoir accusé Joseph Muscat d’être au moins indirectement responsable du meurtre, les trois fils de la blogueuse ont toutefois opté pour plus de discrétion et ne rencontrent plus la presse. Leur maison est placée sous surveillance policière constante et, pour des raisons de sécurité, ils devaient quitter le pays juste après les obsèques qui ont eu lieu vendredi 3 novembre.

Des milliers de personnes entonnent l'hymne maltais, le 29 octobre 2017, à Sliema, à l'ouest de La Valette, lors d'une manifestation organisée, par le mouvement Civil Society Network, pour réclamer justice après l'assassinat de la journaliste Daphne Caruana Galizia. / OLIVIER LABAN-MATTEI/MYOP POUR "LE MONDE"

« Un endroit toxique »

Malgré le choc, les affaires ont d’ailleurs vite repris sur l’île. « On ne pourrait pas avoir le plein-emploi et une situation économique aussi bonne si notre pays était malade », martèle Owen Bonnici, en minorant les scandales en partie révélés par la blogueuse. Les « Panama Papers », dans lesquels deux ministres – toujours en place – étaient cités ? « Ils se sont excusés et ont été réélus largement. » La vente, opaque, de passeports maltais à 1 million d’euros à des riches étrangers ? « Nous faisons des vérifications très poussées, affirme le ministre de la justice. Je suis plus préoccupé par les milliers de gens qui deviennent européens par mariage chaque année, sans aucun contrôle. »

Les reproches récurrents de la justice italienne sur le manque de coopération des tribunaux maltais dans la lutte antimafia ? « Nous avons toujours agi le plus rapidement possible. » Le fait que des individus à la réputation douteuse venus de toute l’Europe ouvrent des sociétés à Malte, comme l’ont révélé, cette semaine, de multiples médias du continent membres du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), avec l’enquête « Paradise Papers » ? « Nos autorités de régulation ont passé tous les tests européens et ont prouvé leur robustesse. »

Sur la place du Palais de justice de La Valette, une touriste se prend en photo devant le mémorial temporaire érigé en hommage à Daphne Caruana Galizia, journaliste d'investigation maltaise assassinée le 16 octobre 2017. / OLIVIER LABAN-MATTEI/MYOP POUR "LE MONDE"

Officiellement, Malte se conforme en effet à toutes les règles européennes en matière de transparence et d’échange d’informations. L’île refuse d’ailleurs catégoriquement d’être qualifiée de paradis fiscal, en assurant avoir renoncé à ce statut dans les années 1990 pour pouvoir entrer dans l’Union européenne. Dans les documents du cabinet Appleby, l’île est pourtant toujours qualifiée de « place offshore ».

Un terme qui, bien que banni par les responsables politiques locaux, démontre bien comment les grands cabinets d’optimisation fiscale considèrent encore l’île. Dans ce contexte, l’assassinat et les scandales ne collent pas du tout avec l’image de stabilité qu’aimeraient vendre les autorités. « Tout cela ressemble plus à la Russie qu’à l’Europe », avait ainsi expliqué au Monde Sven Giegold, eurodéputé écologiste allemand, membre de la commission d’enquête sur les « Panama Papers », après l’annonce de la mort de Mme Caruana Galizia.

« Le gouvernement actuel a poussé cette culture de l’argent à fond. Nous avons toute une génération qui ne pense plus qu’à ça », explique Arnold Cassola, ancien président des Verts

Le souci est qu’il ne faudra pas compter sur les Maltais, ou sur leurs institutions peu indépendantes, pour renoncer à leur modèle. La presse, par exemple, est la plupart du temps dans les mains, ou très proche, des deux principaux partis. « Il n’y a pas vraiment de société civile, ni de journalisme d’investigation à Malte, rappelle Jacob Borg, reporter au Times of Malta et membre de l’ICIJ. Nous sommes tous dépendants d’éditeurs, et les intimidations sont récurrentes. Et malgré tout ce qu’on peut publier, nos articles n’ont d’ailleurs souvent aucun impact. Jamais un politique n’est allé en prison pour corruption. Et les Maltais ont largement réélu le gouvernement en juin, malgré les scandales… Daphne n’arrivait pas à le croire. » Si le Parti nationaliste se présente aujourd’hui comme un exemple de vertu, il a pourtant aussi de nombreuses casseroles.

Les intérêts de cette société insulaire de 450 000 habitants, où tout le monde se connaît, sont de toute façon bien trop imbriqués pour assainir la situation. « Ici, les députés siègent de 18 heures à 21 heures parce que la plupart sont aussi des avocats ou des juristes qui travaillent le reste de la journée dans des cabinets d’optimisation, comme hommes de paille », explique Arnold Cassola, professeur de littérature maltaise et ancien président des Verts, l’un des rares responsables politiques à critiquer ce modèle de développement. « Le gouvernement actuel a poussé cette culture de l’argent à fond. Nous avons toute une génération qui ne pense plus qu’à ça », se désespère-t-il.

Arnold Cassola, professeur de littérature maltaise à l'Université de La Valette et ancien président d'Alternative démocratique, le parti vert maltais. / OLIVIER LABAN-MATTEI/MYOP POUR "LE MONDE"

Dans ces conditions, Matthew Caruana Galizia, le fils de la blogueuse, ne voit le salut de son pays que dans une seule institution : l’Union européenne (UE). « Malte est devenue un endroit toxique, estime-t-il. L’Union est en train de réaliser que ce n’est pas simplement un problème interne, mais que les toxines peuvent s’étendre dans d’autres pays de l’Europe. » Reste à savoir si l’UE a vraiment les moyens – et l’envie – de se pencher sur les coulisses maltaises.

Les « Paradise Papers » en 3 points

Les « Paradise Papers » désignent la nouvelle enquête menée par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et ses 96 médias partenaires, dont Le Monde, soit 400 journalistes de 67 pays. Ces révélations s’appuient sur une fuite de documents initialement transmis, en 2016, au quotidien allemand Süddeutsche Zeitung par une source anonyme.

Cette nouvelle enquête permet de lever le voile sur les mécanismes sophistiqués d’optimisation fiscale dont profitent les multinationales et les grandes fortunes mondiales.

Les « Paradise Papers » sont composés de trois ensembles de données, qui représentent au total près de 13,5 millions de documents :

  • 6,8 millions de documents internes du cabinet international d’avocats Appleby, basé aux Bermudes mais présent dans une dizaine de paradis fiscaux.
  • 566 000 documents internes du cabinet Asiaciti Trust, installé à Singapour.
  • 6,2 millions de documents issus des registres confidentiels des sociétés de dix-neuf paradis fiscaux : Antigua-et-Barbuda, Aruba, Bahamas, Barbades, Bermudes, Dominique, Grenade, îles Caïman, îles Cook, îles Marshall, Labuan, Liban, Malte, Saint-Christophe-et-Niévès, Sainte-Lucie, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Samoa, Trinité-et-Tobago, Vanuatu.