L’avis du « Monde » – à voir

Il y a d’abord le plaisir des ­retrouvailles, avec un ­regard. Celui de Sandrine Bonnaire, qu’on n’avait plus vu depuis le siècle dernier, au temps où elle tournait avec ­Pialat, Varda, Chabrol, Rivette… Cette fulgurance sombre qui laisse entrevoir des abîmes illumine Prendre le large, en réduit en cendres les imperfections pour laisser la sensation d’un moment d’une intensité comme le cinéma français en suscite ­rarement.

Edith Clerval, l’ouvrière qu’incarne Sandrine Bonnaire dans le film de Gaël Morel, est animée par un démon familier qu’elle ­serait bien en peine de nommer. Le scénario (du romancier et du metteur en scène marocain ­Rachid O.) donne toutes les explications nécessaires à cette fureur. L’usine dans laquelle Edith travaille ­depuis des décennies doit fermer ; elle sera licenciée, comme ses camarades. Elle a perdu son mari ; son enfant unique, un garçon, s’est installé loin de la petite ville où il a grandi.

Sandrine Bonnaire préserve, cultive et fait s’épanouir la part de déraison qui guide la conduite d’Edith

Ce sort n’est pas si extraordinaire, et bien d’autres s’en seraient accommodés. Pas Edith, qui, au mépris de toute rationalité économique, accepte la proposition de reclassement que lui fait son employeur : elle partira au Maroc, à Tanger, dans l’usine où les tâches de confection qu’elle a accomplies si longtemps ont été délocalisées.

Comme une furie butée, Edith affronte l’incompréhension de ses camarades, la répréhension des syndicalistes dont elle fut ­jadis proche. Ces scènes d’ouverture donnent la mesure de l’extraordinaire personnage auquel Prendre le large a donné naissance. Sandrine Bonnaire préserve, cultive et fait s’épanouir la part de déraison qui guide la conduite d’Edith, pendant que la mise en scène en détaille les raisons. Face à cette furie, Gaël ­Morel dispose prudemment quelques personnages secondaires, Lubna Azabal en collègue compréhensive (et, par une heureuse coïncidence, marocaine), Ilian Bergala en fils décontenancé.

De retour aux affaires

Arrivée au Maroc, Edith charge les positions adverses : la pension branchée dans laquelle elle loge, tenue par Mina (Mouna Fettou), une femme divorcée qui vit en osmose avec son fils (Kamal El Amri), l’usine vétuste qui lui fait faire un bond en arrière de plusieurs décennies, qu’elle contemple l’état des machines ou celui des relations sociales. Cette partie de Prendre le large touche à la perfection : Gaël Morel met en scène avec attention l’écheveau des peurs et des solidarités au sein de l’usine, pendant que ­Sandrine Bonnaire infléchit légèrement la rage d’Edith, qui croit trouver dans l’injustice et les lâchetés qui servent de règlement intérieur un objet digne d’elle.

Sans s’écarter de la trajectoire de son personnage, le metteur en scène parvient alors à marier sa fiction avec une réalité très ­palpable (pas très éloignée de celle que dépeignait la Marocaine Leïla Kilani dans Sur la planche, en 2011). A la brutalité des relations professionnelles s’ajoute le poids insidieux des normes religieuses : pour arriver jusqu’à l’usine, il n’y a qu’un ­minibus ­financé par une association islamique, dans lequel les ouvrières ne peuvent monter que la tête couverte.

Edith est un peu ce qu’aurait été Mona, la routarde de « Sans toit ni loi », d’Agnès Varda, si elle avait tenté de rentrer dans le rang

Entre ce monde brutal et celui, bohème, de la pension, on voit Edith perdre pied. Gaël Morel filme avec attention Tanger, ses espaces contradictoires dont le cinéma, de Paul Greengrass à Jim Jarmusch, ne voit généralement qu’un pan. Dans ce labyrinthe presque indéchiffrable pour qui n’en parle pas la langue, l’ouvrière française tente de se frayer un chemin, avec une difficulté croissante. Cette obstination dans la fuite rappelle irrésistiblement un autre rôle de Sandrine Bonnaire. Edith est un peu ce qu’aurait été Mona, la routarde de Sans toit ni loi (1985), d’Agnès Varda, si elle avait tenté de rentrer dans le rang.

Restait à trouver une issue à cette tentative d’évasion. Celle qu’ont choisie Gaël Morel et Rachid O. ne convainc pas tout à fait, en allant à l’encontre de la rectitude de la trajectoire qu’avaient suivie récit et personnage. Mais cette déception reste mineure au regard de l’émotion que suscite la quasi-totalité de Prendre le large et de la nouvelle dont le film est porteur : Sandrine Bonnaire est de retour aux affaires. Avis aux cinéastes.

PRENDRE LE LARGE bande annonce officielle
Durée : 01:41

Film français de Gaël Morel. Avec Sandrine Bonnaire, Mouna Fettou, Kamal El Amri, Ilian Bergala, Lubna Azabal (1 h 43). Sur le Web : www.filmsdulosange.fr/fr/film/242/prendre-le-large