Une patiente souffrant d’Alzheimer avec sa fille. / Ursula Markus/BSIP

Un port d’attache au milieu de la tempête. C’est ainsi que Pascale Bailly aime décrire la structure qu’elle a ouverte voilà trois ans à Villeurbanne (Rhône). Ce port d’attache nommé « Lieu de répit-accueil séquentiel », doté de seulement cinq chambres, propose d’héberger les malades souffrant de pathologies neurodégénératives, type Alzheimer, pour une durée fixe de trois jours et deux nuits. Et toujours du mardi matin au jeudi après-midi. Une quarantaine de malades, de 61 ans à 94 ans, bénéficient régulièrement de ce service, aussi précieux que rare.

Trois jours et deux nuits de répit

Ce jeudi matin, la salle principale est encore calme. Une serviette autour du cou, deux résidents prennent leur petit déjeuner côte à côte, chacun face à son plateau… et face à ses démons : pour l’un, que faire de cette biscotte ? ; pour l’autre, comment parvenir à la prendre sans la casser ? L’aide-soignante s’approche. Elle accompagne le geste du premier, apaise la main du second et meuble les silences. Et même si tout, du linoléum orange à la rampe du couloir, indique l’usage collectif des lieux, un supplément d’âme transperce. « Nous avons voulu inventer un mode d’hébergement intermédiaire, une transition douce entre le domicile et l’Ehpad [établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes]. Nous pensons être les seuls à proposer ce système d’accueil, au moins dans le Rhône », explique Pascale Bailly, psychologue et ­gérontologue de formation, qui dirige l’établissement.

« Je dors beaucoup mieux quand mon mari n’est pas là. » Une aidante

A cette heure encore matinale, les cinq pensionnaires accaparent toute l’attention du personnel. D’ici peu, ils partageront un temps de jeu. Mardi, il y avait un cours d’aquarelle et, mercredi, un atelier de réflexologie. Pour autant, l’équipe ne se focalise pas que sur les malades. Ici, on se préoccupe aussi des absents : les aidants. Ceux qui doivent revenir chercher leur conjoint ou leur parent cet après-midi. Ils sont les pivots du système de maintien à domicile, ceux qui vivent au cœur de cette tempête administrative, financière et affective qu’est la maladie d’un proche. Pour eux, ces trois jours et deux nuits de répit sont autant de minutes au cours desquelles ils peuvent souffler. « Je dors beaucoup mieux quand mon mari n’est pas là. Le reste du temps, j’ai toujours peur qu’il fasse un malaise ou des bêtises », confie une femme.

Un tête-à-tête usant

Après le déjeuner, les voilà qui arrivent un à un. Avant qu’ils ne retournent à leur usant tête-à-tête, un temps de parole autour d’un café leur est proposé. Souriante, pimpante et volubile, Geneviève Aguado-Carron, 69 ans, retrouve son mari, Albert Aguado, 75 ans. Interrogée sur son emploi du temps des deux derniers jours, elle annonce comme une petite victoire : « J’ai pu passer mon lait sur mes jambes et entretenir mes pieds. » Son mari, regard bleu glacier, est atteint d’une maladie neurodégénérative, la paralysie supranucléaire progressive (PSP), englobée dans une maladie de Parkinson. Le diagnostic, tombé en 2010, prévoit une perte d’équilibre, des difficultés de mouvement, d’élocution… Pour tenir, sa femme a toujours une pirouette. Ainsi, pour décrire la maladie de son mari, avec qui elle tenait un bouchon lyonnais, elle raconte qu’il « s’est mis en RTT ». A la jeune psychologue sur laquelle son mari s’écroule après un faux pas, la sexagénaire lance sans hésiter : « Vous êtes une femme renversante. » Et à ceux qui la pensaient coincée à Lyon tout l’été, elle vante son rôle d’« arroseur municipal » et de « cat sitter ».

Cependant, au détour d’une phrase, elle tombe le masque : « Je vous dis tout ça de manière désinvolte, mais ce n’est pas du tout désinvolte à l’intérieur. J’ai quand même des angoisses d’avenir. » Pascale Bailly et ses équipes sont justement là pour partager ce fardeau avec elle et l’aider à vivre avec son conjoint malade le plus longtemps possible, dans de bonnes conditions.

« Les aidants sont fréquemment dans un déni de soin et s’épuisent littéralement à la tâche. » Henri de Rohan-Chabot, délégué général de la Fondation France Répit

Ceux qui sont accueillis ici sont en situation de forte dépendance. Offrir à leurs aidants ce temps de répit est donc très précieux. Et même vital. Selon l’association France Alzheimer, 30 % des aidants décèdent avant le malade qu’ils accompagnent. « Ces personnes sont fréquemment dans un déni de soin et s’épuisent littéralement à la tâche », explique Henri de Rohan-Chabot, le fondateur et délégué général de la Fondation France Répit. Préoccupé par cette question, il porte un autre projet de maison de répit, qui doit sortir de terre à l’été 2018 dans la région. La fondation a créé le premier diplôme universitaire de répit et finance un groupe de recherche doté d’un million d’euros. « Nos dispositifs de répit sont encore beaucoup trop timides en France. C’est pourtant une offre que nous devons à ces millions d’aidants, pour prouver que nous les reconnaissons comme des acteurs majeurs du dispositif et qu’on ne les laisse pas livrés à eux-mêmes », dit Henri de Rohan-Chabot, plaidant pour un grand plan national de répit qui dépasserait les pathologies.

Il est presque 16 heures. Autour de la table, les tasses sont vides et la parole, doucement, se libère. L’obsédante question du placement est au cœur des débats, que l’on soit prêt à sauter le pas ou que l’on s’y refuse encore. « Nous avons eu une place en ­Ehpad pour mon mari à l’été 2016, mais je n’étais pas prête, alors j’ai refusé. Mais la situation s’est dégradée et, maintenant, c’est devenu trop lourd », raconte l’épouse d’un malade qui regrette son choix. « Le domicile à tout prix a ses limites. Notre mission est aussi de préparer les familles à cette séparation, d’autant plus difficile à envisager qu’elle va être définitive », précise Pascale Bailly. Pour Geneviève Aguado-Carron, ce temps n’est pas venu. Après deux vraies nuits de sommeil et son lait passé sur les jambes, elle peut de nouveau affronter la tempête.