Paradise papers

Editorial du « Monde ». Soit pour la brandir en étendard, soit pour la fustiger, l’on a beaucoup invoqué la morale depuis le début de la publication des « Paradise Papers ». Cette impressionnante enquête, menée par Le Monde et 95 médias partenaires, révèle en effet les secrets de l’optimisation fiscale pratiquée en France, en Europe et dans le monde par des multinationales et des grandes fortunes.

Parce qu’elle permet aux unes et aux autres d’échapper peu ou prou à l’impôt et d’économiser des milliards d’euros qu’elles auraient logiquement dû verser aux Etats dans lesquels elles résident ou exercent leur activité, beaucoup ont été choqués, scandalisés ou dégoûtés. Cette indignation est évidemment légitime. Mais, parce que ces pratiques résultent de l’exploitation ingénieuse des failles des législations fiscales, leurs acteurs ou leurs avocats n’ont pas manqué de récuser le procès qui leur est fait : dès lors que, aussi acrobatiques soient-ils, ces montages sont légaux, ils estiment n’avoir rien à se reprocher. A leurs yeux, la morale n’aurait rien à voir dans cette affaire.

La morale, peut-être. La justice, en revanche, est au cœur du problème. L’égalité devant la loi et l’égalité devant l’impôt constituent deux piliers essentiels du contrat démocratique. L’une et l’autre sont ébranlées par cette évasion fiscale à grande échelle.

C’est la légitimité des Etats qui est en jeu

L’égalité devant l’impôt, d’abord. Elle est définie par la Déclaration des droits de l’homme de 1789, donc intégrée au préambule de la Constitution : « Pour l’entretien de la force publique et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable ; elle doit être également répartie entre les citoyens, en raison de leurs facultés. » Ce principe détermine à la fois la fonction politique de l’impôt – il marque l’appartenance à la communauté – et sa fonction sociale, qui en fait un instrument de réalisation de l’intérêt général et de solidarité.

Si les plus riches s’affranchissent de cette obligation, s’ils ne se sentent plus tenus de contribuer au financement du bien commun et des services publics et s’ils font en quelque sorte sécession, c’est le consentement à l’impôt de tous les autres qui menace d’être remis en cause. Pourquoi payer l’impôt si les plus fortunés peuvent s’en dispenser ? Le risque est d’autant plus grand que le civisme fiscal est déjà fragilisé : à peine plus de la moitié des Français (57 %, et 46 % des moins de 35 ans) ont le sentiment de faire « un acte citoyen » lorsqu’ils payent leurs impôts, selon une enquête du Monde en date du 15 octobre 2013.

Quant à l’égalité devant la loi, autre principe fondamental, elle est également rompue, dans l’esprit autant que dans les faits. Seuls les plus puissants peuvent s’offrir, au prix fort, les services des professionnels de l’optimisation fiscale, capables d’exploiter toutes les subtilités de la législation pour s’affranchir de la loi commune.

Parrains, pour certains, de « paradis » accueillants, aveuglés, pour d’autres, par une concurrence fiscale à courte vue et paralysés, dans l’Union européenne, par la règle de l’unanimité qui s’impose en ce domaine, les Etats se hâtent beaucoup trop lentement de combattre ce poison. Si, faute d’élémentaire justice, l’impôt n’a plus ni cohérence ni sens, c’est pourtant la légitimité des Etats qui, au bout du compte, est en jeu. L’Histoire devrait leur rappeler que les peuples ne supportent pas éternellement les privilèges de caste.