Le Bataclan, le 12 novembre 2016, après le concert de Sting, le premier événement après sa réouverture. / PHILIPPE LOPEZ/AFP

Xavier s’était fait une promesse : « Le jour où tu reviendras, ce sera pour un concert exceptionnel. » Il semble que cet ergonome de 27 ans ait tenu parole. Il a attendu presque deux ans pour pousser à nouveau les portes du Bataclan, où 90 personnes sont mortes le 13 novembre 2015. Cette « excellente occasion », « ce super groupe » qu’il ne voulait surtout pas louper, c’était le passage en France, lundi 6 novembre, des six Américains de The War on Drugs.

Depuis sa réouverture, il y a un an, la salle emblématique tente d’écrire une nouvelle page de son histoire. Avec près de 80 000 spectateurs venus assister à une cinquantaine de concerts ou autres spectacles, le Bataclan – dont la capacité d’accueil a augmenté de deux cents places (1 700 aujourd’hui) – affiche, d’après la société de production Alias, cogérante du lieu, un taux de remplissage de plus de 90 %. Elle subit toutefois une baisse de plus de 20 % du nombre d’événements organisés, comparé au rythme d’avant le drame.

Jusqu’à ce lundi soir, Xavier n’avait jamais vraiment eu l’occasion de repasser devant la salle de spectacle. Comme de nombreux Parisiens, il était venu le lendemain de l’attaque terroriste déposer une bougie. Puis, plus rien. « Bizarre » d’ailleurs de revenir. Le soir du 13 novembre 2015, il aurait dû assister au concert des Eagles of Death Metal. A l’époque encore étudiant, il avait finalement annulé sa place pour ne pas manquer ses cours du soir. « Je dois potentiellement ma vie à mon assiduité », relève-t-il, enveloppé dans un manteau en laine. Alors, « ce soir, quand du balcon du premier étage je regarderai la fosse, je repenserai sûrement à ce qu’il s’est passé. Mais le Bataclan reste une institution », lançait-il quelques minutes avant de pénétrer dans le bâtiment surveillé par une poignée d’agents de sécurité.

Le soir du 13 novembre 2015, Xavier aurait dû assister au concert des Eagles of Death Metal. Le 6 novembre 2017, il retourne au Bataclan pour la première fois. / FERIEL ALOUTI POUR « LE MONDE »

« La musique, c’est ma vie »

Pour Jacques, veste en cuir, cheveux poivre et sel et lunettes rectangulaires, venir au Bataclan n’est, certes, pas « un acte de résistance » mais « une petite fierté » tout de même. « Ils peuvent jeter toutes les bombes, notre état d’esprit n’a pas changé. On y pense, mais la vie continue », assure ce technicien en laboratoire, qui vient de découvrir la plaque commémorative installée lors des premières cérémonies d’hommage, en 2016.

Tout près de lui, accoudée à une barrière de sécurité, Laurence, les yeux rieurs et brillants, revient, elle aussi, pour la première fois depuis « la tragédie ». Précision étonnante pour cette cadre commerciale de 42 ans qui enchaîne « entre 120 et 150 concerts » par an.

« La musique, c’est ma vie, c’est ma passion. Je choisis mes concerts en fonction des artistes, pas des lieux, et je ne voulais pas qu’il en soit autrement pour le Bataclan. »

Pendant ces deux dernières années, Laurence a pourtant eu « du mal à repasser devant ». Elle est d’ailleurs un peu « émue » ce soir. Car, le 13 novembre 2015, elle connaissait beaucoup de personnes qui étaient au Bataclan. « Des gens à qui je tiens et que j’ai eu peur de perdre », avoue cette inconditionnelle de la musique live, qui se trouvait à La Cigale quand le commando composé de trois hommes a commencé son carnage.

« Mais je ne suis pas mort »

Parmi ces « gens », il y avait son ami Vincent, 72 ans. Malgré de légères poches sous les yeux et d’épais cheveux blancs, cet ancien banquier, vêtu d’un imper noir fermé jusqu’au cou, fait bien plus jeune que son âge. Depuis l’attaque, le retraité est déjà revenu « sept ou huit fois » au Bataclan.

Il y a deux ans, il se trouvait au premier étage lorsque des coups de feu ont retenti. Au bout d’une demi-heure, Vincent a réussi à s’échapper, après avoir « donné un coup d’épaule à l’agresseur », explique-t-il, sans vouloir prononcer son nom. Il s’est alors précipité dans les escaliers pour emprunter la sortie de secours située à côté des toilettes, « mais elle était fermée ». Il a regardé près du bar. Il y a vu des corps étalés au sol, puis il a couru vers la sortie principale où, là aussi, « il y avait deux morts ». « Depuis, rien n’efface l’horreur, les images, les gens, l’odeur. Mais je ne suis pas mort, c’est un coup de chance. »

Malgré cette épreuve, Vincent fait toujours autant de concerts. Par « passion », relève-t-il. Et non parce que « ça [l]’aide à vivre ». La première fois qu’il a reposé un pied au Bataclan, c’était le 8 novembre 2016, le soir de la réouverture. S’il a tenu à être présent, ce n’est pas par envie ou par nécessité de participer à cette catharsis mais « surtout » parce qu’il voulait « voir s’il y avait des sorties de secours ». « Maintenant, il y en a deux au rez-de-chaussée, et une autre au premier étage », détaille-t-il, l’air tranquille.

Pendant ces deux dernières années, Laurence a eu « du mal à repasser » devant la salle de spectacles. / FERIEL ALOUTI POUR « LE MONDE »

Depuis un an, la direction a renforcé ses dispositifs de sécurité, notamment en augmentant le personnel, le nombre de caméras vidéo, et en installant un poste de surveillance à l’intérieur de la salle. Mais la sécurité ne semble pas inquiéter les visiteurs croisés ce soir-là. Guillaume, qui est venu spécialement de Toulon pour voir The War on Drugs, son « groupe préféré », ne ressent aucune « appréhension ». Ce qu’il s’est passé est « peut-être même un plus sans que cela soit pourtant malsain », ose-t-il. « Ça crée une ambiance différente, ça exacerbe les émotions. »

Ni sanctuaire ni mémorial

Côté artistes, Sting, Marianne Faithfull, Pete Doherty ou Vianney ont assez rapidement voulu se produire dans la salle de concert, comme par militantisme. D’autres ont hésité. Dans le cas de Nicola Sirkis (Indochine), cette réticence s’est transformée en colère froide. Le 7 septembre, dans un entretien au Parisien, il déclarait ainsi avoir trouvé « ignoble de rouvrir cette salle ». Et d’ajouter : « Je ne retournerai jamais au Bataclan. (…) Il fallait en faire un sanctuaire. »

« Je conçois que certains veuillent faire des sanctuaires, mais au train où vont les choses on va en faire partout », glisse, non sans ironie, Bernie Bonvoisin, chanteur du groupe Trust. Il y a quelques jours, la formation de hard rock s’est produite au Bataclan. Une première depuis 1978. Alors, « forcément, c’est particulier », expliquait-il, deux jours avant la représentation.

« On ne peut pas revenir dans cet endroit sans tenir compte du fait que des hommes et des femmes y sont tombés. Mais, on n’a pas cessé de dire que nous étions debout et qu’il ne fallait pas avoir peur d’aller dans ces endroits-là. Ces gens ont suffisamment gagné, il n’y a qu’à voir l’état d’urgence… »

Pour le producteur de Trust aussi, Simon Turgel, cette salle doit « être ce qu’elle a toujours été, une salle de concert où les gens viennent prendre du plaisir ». Et ne doit en aucun cas devenir « un mémorial ». C’est pourquoi, deux ans après, Vincent, Laurence, Jacques et d’autres n’ont pas l’intention de renoncer à un lieu qu’ils jugent emblématique, et encore moins aux artistes qu’ils affectionnent.

Avant de redécouvrir l’intérieur de la salle, qui a été refaite à l’identique il y a un an, Xavier observe l’enseigne du Bataclan, et relève « l’élégance » de ces lettres qui « chancellent » sans s’effondrer. « Peut-être un clin d’œil à l’histoire de la salle. »

La façade du Bataclan à nouveau visible
Durée : 00:35