Quarante-cinq jours. Ce chiffre, les salariés de Cyclocity le chuchotent pour l’amenuiser, le hurlent pour le dénoncer, le martèlent pour l’accepter. Dans quarante-cinq jours, leur entreprise, filiale de JCDecaux qui gère les Vélib’ de Paris, cessera son activité et les 267 employés en contrat à durée indéterminée perdront leur travail. Cette échéance a sauté au visage de la quarantaine de salariés venus occuper le site de Cachan, après que le tribunal de grande instance (TGI) de Nanterre a refusé de statuer sur leur sort, mardi 14 novembre.

« C’était notre seul espoir », confie Lounis, 38 ans, employé sur le site de Cachan depuis sept ans. Comme ses collègues, il vit dans l’incertitude depuis le mois de mars, quand JCDecaux a perdu l’appel d’offres de la mairie de Paris au profit du consortium Smoovengo. « Depuis, on ne nous dit plus rien, on ne sait pas ce qu’il va se passer pour nous », regrette Lounis. JCDecaux ne leur offre pas de possibilité de reclassement. Smoovengo doit bien embaucher 300 personnes en CDI pour assurer son activité et a offert aux salariés de Cyclocity de reprendre ceux qui le souhaitaient, mais à des conditions différentes de leur contrat actuel.

Perte de 400 euros par mois

« Il reprend notre salaire de base, mais on perd l’ancienneté, on perd nos primes, ça représente dix ans d’acquis social et 400 euros par mois pour nous », explique Bambo Cissokho, secrétaire du comité d’entreprise. Pour beaucoup, le salaire chez Smoovengo ne dépasserait ainsi pas le smic. « Sans compter qu’ils nous ont demandé de signer un contrat dans lequel on acceptait de ne pas aller en justice en cas de licenciement », affirme Mohamed Ahmedidini, délégué syndical SUD-Solidaire.

Des conditions inacceptables pour les syndicats et les représentants du personnel, qui ont attaqué JCDecaux et Smoovengo en justice pour réclamer le transfert de leur contrat aux mêmes conditions, en vertu de l’article L. 1224-1 du code du travail. Mais le tribunal a refusé de se prononcer, arguant que l’application de cet article ne pouvait être demandée que par des salariés seuls, et non par des instances représentatives du personnel.

Pour leur avocat, MThierry Renard, cette non-décision laisse « l’incertitude entière pour toutes les parties ». Mais les salariés n’ont plus le temps pour un recours en justice, et l’avocat estime que c’est à la mairie de Paris d’intervenir pour faciliter les négociations entre les deux entreprises. Mais, pour les salariés, l’horizon est désormais clair : continuer les négociations de reprise avec Smoovengo, mais surtout négocier un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) avec JCDecaux.

« Il va falloir tout recommencer »

Encore faut-il que tous les salariés en attendent la même chose. Or, au dépôt de Cachan, où les salariés ont cessé toute activité et ont été rejoints par leurs collègues de Saint-Denis et de Paris, tous ne sont pas du même avis. Dans la cour, Bambo Cissokho tente d’apaiser les colères en expliquant l’importance d’une action commune, mais autour de lui, l’hésitation se mêle à l’indignation.

« On veut l’argent maintenant. Le chômage, on va y aller de toute façon, alors ce qu’on veut c’est négocier un PSE pour partir avec de l’argent », s’énerve Rachid, la trentaine, technicien chez Cyclocity depuis dix ans. Pour lui, hors de question d’aller chez Smoovengo : « On a déjà trimé pour Decaux, j’ai des enfants, moi maintenant, on ne se fera pas exploiter plus. » Jérôme, son collègue venu de Saint-Denis, approuve :  « Moi, je veux monter ma boîte, alors je veux partir avec suffisamment d’argent pour pouvoir faire ça. »

A l’écart du groupe, le visage partiellement couvert pas la capuche de son manteau, Rémy, 49 ans, est beaucoup plus nuancé. « Vu mon âge, je préfère avoir du travail, au moins je suis sûr de quelque chose », explique ce technicien. Lui hésite à se prononcer : il dit tout ignorer des postes proposés par Smoovengo, et des conditions de travail dans cette entreprise. Mais il ne peut cacher sa déception. « Je me disais que j’avais trouvé une bonne boîte, un bon boulot. Je n’aurais jamais cru qu’on perdrait ce marché. C’est compliqué de se dire qu’il va encore falloir tout recommencer. »

Même regard déçu chez Jean, 59 ans, qui avait imaginé qu’ils seraient « aisément repris » par Smoovengo. « Ils ont besoin de nous, on est qualifiés pour ce boulot ! », estime ce technicien de 59 ans. Mais pour lui, c’est la résignation qui domine. « On ne peut plus faire grand-chose maintenant. Pour moi, je m’en fiche en peu, mais je vais me battre pour les gars plus jeunes. »

« Ils nous poussent à être violents »

Pour ces salariés qui, jusqu’alors, estiment avoir « tout fait dans les règles sans jamais avoir été entendus », se battre signifie désormais occuper et bloquer les sites, se mettre en grève, durcir le ton. « Ils nous poussent à être violents, on n’a plus que ça », déplore Ramza. Et la venue du directeur des ressources humaines de JCDecaux sur le site ne les aura pas dissuadés. Après une heure de discussions houleuses à huis clos, l’entreprise refuse toujours d’enclencher un PSE avant le mois de janvier. Une décision contestée par les représentants syndicaux, qui veulent démarrer les négociations rapidement pour ne « pas avoir un plan a minima ».

JCDecaux a convoqué un comité d’entreprise extraordinaire jeudi 16 novembre. En attendant, déterminés à peser dans les discussions malgré leur inquiétude de saborder le plan social, les salariés ont prévu de bloquer les sites, voire les stations Vélib’, dès mercredi matin.