Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne, le 7 novembre à Francfort. / DANIEL ROLAND / AFP

Ils murmurent à l’oreille des marchés depuis des années, et n’envisagent pas de se taire – du moins, pas pour l’instant. Mardi 14 novembre, quatre des principaux banquiers centraux de la planète étaient réunis à Francfort, à l’occasion d’un forum organisé par la Banque centrale européenne (BCE) : Janet Yellen, la présidente – sortante – de la Réserve fédérale (Fed), Mario Draghi, le président de la BCE, Mark Carney, de la Banque d’Angleterre (BoE) et Haruhiko Kuroda, de la Banque du Japon (BoJ).

Pendant près de deux heures, ils ont débattu d’un sujet essentiel à la bonne santé de l’économie, bien qu’abscons pour le commun des mortels : la parole des banques centrales. « La communication avancée est devenue un instrument à part entière de politique monétaire », a résumé M. Draghi. Et elle le sera bien plus encore ces prochains mois, alors que les instituts monétaires entament un virage particulièrement délicat : celui du retrait progressif de leurs soutiens à l’économie.

Après la crise de 2007, la BCE, la Fed et la BoE ont déployé des outils inédits et massifs pour éviter le collapse des marchés financiers, puis pour relancer la croissance : baisse des taux directeurs, rachats de dettes publiques et privées, méga prêts aux banques… Au total, ces institutions ont injecté près de 10 000 milliards de dollars (8 500 milliards d’euros) dans le système financier.

Un nouvel outil : la communication avancée

Quand ces mesures n’ont plus suffi, les banquiers centraux ont développé un nouvel outil : la communication avancée, ou « forward guidance », dans le jargon monétaire. Objectif : augmenter l’efficacité de leurs actions en préparant les marchés à ce qui les attend. Pour ce faire, ils publient les compte-rendus de leurs réunions, multiplient les interventions dans la presse ou lors de conférences, échangent directement avec la société civile…

Eux qui, jusqu’ici, s’exprimaient à peine à propos de leur politique ont alors découvert la puissance des mots. En 2012, Mario Draghi est ainsi parvenu à éteindre la spéculation sur les dettes souveraines européennes simplement en se disant près à faire « tout ce qu’il faut » pour sauver l’euro. « Cet épisode a montré que la communication aide à stabiliser les comportements, et cette stabilisation contribue à la convergence au sein de la zone euro », a expliqué l’Italien.

Mais le pouvoir des mots est parfois à double tranchant. Une phrase mal comprise de la Fed avait ainsi, en 2013, suffi à soulever une tempête sur les Bourses des pays émergents. La banque centrale américaine a retenu la leçon : elle a préparé très en amont les esprits à la réduction du stock de titres achetés pendant la crise, annoncée en septembre. Avec succès : les marchés ont à peine réagi.

Clarifier leurs objectifs

Mais à vouloir tout détailler, les banques centrales ne risquent-elles pas d’en faire trop ? Peut-être. Janet Yellen a ainsi expliqué que depuis quelques années, les 19 membres du comité de la Fed communiquent de plus en plus pour expliquer la stratégie de l’institution. Problème : les nuances exprimées par chacun d’entre eux sont passées au crible par la presse, et sont parfois contre-productives, au risque de « dérouter » le public. « Cela devient particulièrement difficile lorsqu’une décision monétaire approche », a reconnu Mme Yellen, qui cédera son poste début 2018 à Jerome Powell.

Devenus des pros de la com’, les banquiers centraux sont-ils pour autant armés pour affronter les années à venir ? Rien n’est moins sûr. Il leur faudra faire preuve d’une infinie délicatesse et d’une communication plus habile encore pour retirer leurs soutiens à l’économie sans heurter la reprise, ni provoquer de choc sur les marchés, accros à leurs liquidités.

L’un des défis sera de clarifier leurs objectifs. En théorie, leur mandat principal est de maintenir la stabilité des prix, autour de la cible d’inflation de 2 %. Depuis quelques années, ils se préoccupent également de la stabilité financière, tandis que la Fed vise également à atteindre le plein-emploi. Lequel de ces objectifs l’emportera ces prochains mois ? Est-il pertinent de se concentrer sur l’inflation, toujours trop faible, ou faut-il accorder plus d’importance au risque de bulles financières ? Les investisseurs aimeraient que les banques centrales se montrent plus transparentes encore en la matière. Sans cela, l’action de ces dernières risque de perdre en crédibilité.

« Elles gagneraient à se concentrer sur les sujets vitaux »

Seulement voilà : un jour ou l’autre, les marchés devront aussi réapprendre à « se fier à leur propre analyse des données économiques », a souligné Jill Vardy, chef du bureau du gouverneur de la Banque du Canada, lors d’une table ronde. Mais cela sera-t-il possible si les banques centrales se montrent toujours aussi bavardes ? Pas sûr, estime Erik F. Nielsen, économiste chez UniCredit : « il y a trop d’échos, trop de bruits ». S’adressant aux banquiers centraux, il a ajouté : « la situation est excessivement compliquée, mais votre désir d’être prévisible et transparent est peut-être allé trop loin ».

Un point de vue que tous les économistes ne partagent pas. « En général, plus de communication et de transparence va dans le bon sens, mais il y a aussi un prix à payer », a résumé Donald Kohn, du Brookings Institute, un think tank de Washington.

Reste une question clé : à tant débattre de ces détails techniques, les banques centrales ne risquent-elles pas de négliger l’essentiel ? Sylvie Goulard, ancienne députée européenne centriste, s’en est inquiétée : « elles gagneraient à se concentrer sur les sujets vitaux, ou elles risquent de perdre le soutien des citoyens, a-t-elle estimé. L’une de leurs priorités devrait être de combattre les fausses informations circulant sur l’euro, faisant dangereusement le lit du populisme ».

Mark Carney n’a pas dit le contraire, en insistant sur l’importance de ne pas s’adresser seulement aux investisseurs. « Nous parlons d’abord aux citoyens que nous servons », a-t-il assuré. « 300 000 personnes lisent le “Financial Times”, mais il y a 30 millions d’utilisateurs de Facebook au Royaume-Uni ».