Niels Thygesen pilote le Comité budgétaire européen (CBE, European Fiscal board en anglais), dont la mission est d’évaluer les procédures budgétaires européennes et leur application par Bruxelles. Membre du comité Delors (1988-1989) chargé d’étudier les étapes concrètes devant mener à la réalisation de l’Union économique et monétaire, M. Thygesen se montre préoccupé par le faible niveau d’investissement public dans la zone euro. Le CBE vient de rendre son premier rapport.

Les critiques de la zone euro ont longtemps été caractérisées par l’opposition entre pays créditeurs et débiteurs. Au regard de la situation en 2016, que votre rapport étudie, est-ce toujours le cas ?

Cette opposition est clairement moins extrême qu’au plus fort de la crise, entre 2011 et 2013, lorsque tous les pays consolidaient leurs finances publiques. Depuis quatre ou cinq ans, nous avons renoué avec une croissance modeste mais régulière, et les tensions se sont quelque peu apaisées. Désormais, tous les pays, sauf un ou deux, affichent des excédents de leurs comptes courants et extérieurs. Ils ont réduit leurs déficits publics de 6 % à 1,5 % du produit intérieur brut (PIB).

La zone euro dans son ensemble, et cela s’est confirmé en 2016, enregistre des performances économiques raisonnablement bonnes et cela allège les tensions. Mais l’héritage de la crise est encore présent, dans les niveaux élevés de dettes.

L’un des héritages de la crise est que la réduction des dépenses publiques s’est souvent traduite par une baisse de l’investissement public, au plus bas depuis 1995 dans la zone euro. N’est-ce pas à l’opposé de ce dont la zone euro a besoin ?

En effet, et c’est également la réaction politique classique en cas de crise : il est plus simple de repousser des investissements publics que de couper d’une façon ou d’une autre dans la dépense publique, notamment dans les traitements des fonctionnaires ou les retraites.

Mais les investissements sont importants, parce qu’ils génèrent de la demande plus efficacement que la hausse des retraites ou de la consommation publique. Ils génèrent également des capacités productives pour le futur, essentielles à la croissance européenne. Le fait que l’investissement public soit plus bas qu’il y a vint ans en pourcentage du PIB est en effet une source d’inquiétude.

Certains pays, comme l’Allemagne, n’utilisent pas les marges budgétaires dont ils disposent pour investir. Comment changer les règles européennes pour les y inciter ?

Ce concept de marge budgétaire est intéressant. Il est difficile à définir. Le problème, si l’on peut dire, avec les règles européennes, est qu’elles fixent des objectifs à atteindre pour les Etats dont les finances publiques sont dégradées, mais il n’y a pas de règles pour les Etats surpassant ces objectifs, et disposant dès lors de marges de manœuvre budgétaires.

On observe néanmoins qu’en Allemagne et aux Pays-Bas, où il y a eu des élections, ces questions sont débattues, et que le déficit d’investissement sera probablement corrigé.

Il existe aujourd’hui une procédure de déficit excessif. Ne faudrait-il pas instaurer une procédure d’excédent excessif ?

Ce problème se pose régulièrement dans l’économie mondiale, lorsque des pays affichent des surplus. Notre rapport suggère que les règles européennes soient à l’avenir un plus symétriques, avec une utilisation plus régulière des marges budgétaires.

Les règles budgétaires européennes fixent à la fois un seuil de déficit public et de dette publique à atteindre. Ne vaudrait-il pas mieux se concentrer sur une seule de ces cibles ?

C’est vrai. La dette est, d’une certaine façon, la cible logique pour maintenir la soutenabilité des finances publiques. Mais la dette est un objectif de long terme, tandis que la soutenabilité des comptes publics est soumise de nombreuses incertitudes de court terme. La cible de déficit public a donc été vue comme un moyen de contrôler l’évolution de la dette.

Voilà pourquoi nous avons, au départ, choisi de prendre les deux objectifs. Cela faisait sens pour avoir une meilleure vue des finances publiques : les coûts de la réunification allemande avaient par exemple été imputés à la dette, sans passer par le déficit.

La dette publique italienne culmine aujourd’hui à 130 % du PIB, celle de la Grèce à près de 180 %. Comment, à de tels niveaux, peut-on les juger soutenables ?

La baisse des taux d’intérêt et des coûts d’emprunt liés à la politique monétaire accommodante a contribué à rendre ces dettes soutenables. Mais il s’agit d’une vue à court terme, car rien ne garantit que les taux resteront bas. Ils vont remonter lentement, ce qui laissera le temps d’agir, mais il est clair que les dettes excédant 100 % du PIB seront problématiques à long terme.

Emmanuel Macron propose de construire un budget et un ministère des finances communs à la zone euro. Soutenez-vous ce projet fédéraliste ?

Le président Macron a plus de chance d’aboutir en la matière que ses prédécesseurs, mais les opinions divergent encore sur le rôle que devrait jouer un ministre des finances européen. En Allemagne, on estime qu’il devrait avoir le pouvoir d’arbitrer et de l’emporter sur les décisions budgétaires nationales. La vision française est plutôt celle d’une initiative jointe, avec une fonction budgétaire commune de stabilisation.

Je pense que nous avons besoin d’éléments de ces deux visions. Il nous faut des règles, mais ces dernières années ont montré qu’en période extraordinaire, nous avons besoin d’agir au niveau européen avant que la crise éclate.

A propos de cette capacité budgétaire commune. Qui la financerait ? Comment fonctionnerait-elle ?

Plusieurs modalités sont possibles. Elle pourrait emprunter et investir dans différents pays, un peu comme le fait le déjà le plan Juncker et avec l’idée de protéger les investissements publics en période de crise. A court terme, une telle option évite la délicate question des transferts budgétaires entre Etats.

Certains, comme l’avait fait Jacques Delors, proposent également la création d’une forme d’assurance chômage commune, qui soutiendrait les marchés du travail nationaux en période de crise. Un tel mécanisme serait stabilisateur, mais sa mise en œuvre poserait des problèmes de mesure et de calendrier.

Il y a enfin l’idée, plus ambitieuse, d’augmenter le budget de la zone euro ou de l’Union européenne dans son ensemble, comme l’a proposé Jean-Claude Juncker [président de la Commission européenne], permettant d’investir de façon plus discrétionnaire au niveau européen ou de certains pays.

Soutenez-vous cette proposition ?

Nous lui accordons, pour le moment, le bénéfice du doute. A court terme, un mécanisme protégeant l’investissement nous semble plus réaliste. Les autres options exigeraient plus de calcul sur les effets possibles et leur mise en œuvre, mais cela peut être fait.

Toutes ces procédures sont très complexes. Comment les rendre plus transparentes et accessibles aux citoyens européens ?

Je pense que le manque de confiance dans ces procédures est le fruit du conflit entre les Etats fragilisés et solides budgétairement. J’espère que la reprise apaisera ces tensions, et qu’il y aura un consensus pour simplifier cet ensemble, qui reste indispensable.

Votre rapport suggère, pour renforcer les règles budgétaires, d’utiliser les fonds européens. Comment cela se passerait-il en Italie, au Portugal ou en Grèce ?

Le fait est que les sanctions dont peut faire usage la Commission européenne sont difficiles à adopter et à appliquer, en grande partie parce qu’il est délicat d’exiger des sanctions qui dégraderaient l’état des finances publiques des pays concernés.

Une alternative serait donc d’utiliser les fonds européens, après une consultation du parlement européen, ou encore le budget européen – comme les soutiens à l’agriculture – comme moyen de pression. Cela ne serait évidemment pas très bien reçu par les pays concernés, mais c’est une option possible si l’on souhaite des sanctions plus efficaces.

Quels autres défis la zone euro devra-t-elle relever ces prochaines années ?

L’un des grands défis est que nous ne pourrons pas continuer à compter sur les mesures très accommodantes déployées par la Banque centrale européenne depuis cinq ans. Il faudra rééquilibrer les choses, avec des politiques budgétaires un peu plus généreuses, et une politique monétaire un peu plus dure. Je suis convaincu que cela se mettra en place ces deux ou trois prochaines années.