Vue d’Hamilton, aux Bermudes, l’un des paradis fiscaux au cœur des « Paradise Papers ». / Drew Angerer / AFP

Chronique Phil’d’actu. La semaine dernière a été jalonnée par les révélations des « Paradise Papers », cette vaste enquête internationale qui a levé « le voile sur le monde opaque des paradis fiscaux ». Mais contrairement à d’autres révélations (ou leaks), cette enquête n’a fait que révéler, premièrement, ce que tout le monde savait plus ou moins déjà et, deuxièmement, des pratiques, pour la plupart, légales d’optimisation fiscale.

Pierre Moscovici nous prend pour des enfants en déclarant sur BFM-TV :

« Moi, je n’ai rien découvert. (…) Il y a eu des révélations choquantes pour le grand public, choquantes pour nos concitoyens. Moi, je suis un professionnel. »

Si « le grand public » a si peu réagi, c’est parce que nous savons tous que des grandes entreprises et des personnages influents font en sorte d’échapper partiellement à l’impôt. William Bourdon, avocat des lanceurs d’alerte et président de l’association Sherpa, l’a très bien dit dans une interview sur France Culture :

« Cette économie financière parallèle (…) n’est pas une économie clandestine puisque c’est un secret de polichinelle, puisqu’elle fait partie intégrante du système. »

La question qui se pose, alors, semble éminemment philosophique : si une pratique est légale, est-elle pour autant morale ? Une loi peut-elle être injuste ? Et un certain nombre de journalistes ayant participé à l’investigation assument parfaitement leur position dans ce dilemme. C’est le cas du directeur de la rédaction de France Inter, Jean-Marc Four, dans une chronique :

« Pour un journaliste, décrire ces pratiques, c’est donc bien soulever une question, non pas de droit, mais de morale. Montrer comment, d’un côté, une infime poignée de riches particuliers ou entreprises s’organise pour échapper à l’impôt, à l’heure où d’un autre côté montent les populismes, oui, c’est bien soulever une question de morale, ou d’adéquation du droit avec la morale. Est-ce le rôle de la presse ? Ma réponse personnelle est assez simple : oui. »

La morale est impuissante contre l’intérêt

J’ai déjà eu plusieurs fois l’occasion de signaler l’omniprésence de la morale dans le discours public et de dénoncer le fait de pointer du doigt des pratiques individuelles en lieu et place d’un fonctionnement systémique. Cette affaire des « Paradise Papers » illustre très bien ces deux dimensions et nous permet même de comprendre qu’elles marchent ensemble. Ce n’est pas prendre la défense de ces pratiques d’optimisation fiscale que d’affirmer que le procès moral est un mauvais procès. Et je ne dis pas que le problème ne se pose pas, mais qu’il est, en quelque sorte, déjà réglé.

On nous tient régulièrement le discours de la « nécessaire moralisation du libéralisme », c’est même un lieu commun du discours politique. Or, il faut être clair : le libéralisme économique est essentiellement « amoral », c’est-à-dire indifférent aux prescriptions morales. Sa logique repose sur deux éléments : la rationalité des agents et la recherche de l’intérêt. C’est ce qu’affirmait l’un de ses principaux théoriciens, Adam Smith :

« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. » (« Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations », 1776).

Autrement dit, pour Adam Smith, nous n’agissons que parce que nous avons intérêt à agir, donc en fonction d’un calcul des avantages et des inconvénients. Si je peux espérer plus d’avantages que d’inconvénients à mon action, il est « rationnel » d’agir de la sorte, ou alors je suis stupide ou masochiste.

Quel serait l’inconvénient de l’optimisation fiscale pour quelqu’un qui a les moyens de la pratiquer et alors même qu’elle est légale ? Les lacunes du service public ? Le mauvais fonctionnement des hôpitaux, de l’école et que sais-je encore ? Mais si je me soigne dans des cliniques privées et que mes enfants vont dans des écoles privées, alors en quoi cela me concerne ?

J’insiste sur ce point, car il me semble avoir été bien trop négligé : pour les personnes et les entreprises « épinglées » par les « Paradise Papers », la solidarité n’a aucun intérêt, elles ne bénéficient pas et ne veulent pas bénéficier de ses retombées.

Le contrat social n’est plus crédible

Une expression, là encore philosophique, qui est souvent revenue dans cette affaire, c’est celle de « contrat social » entre l’Etat et les citoyens : ceux-ci payent leurs impôts et délèguent leur pouvoir d’autodétermination à l’Etat qui, en échange, s’engage à les protéger contre les ennemis, la misère, la maladie, etc. Outre le fait que ce contrat n’a pas d’intérêt pour quelqu’un en mesure de se défendre tout seul, deux autres problèmes de fond ont été soulevés à cette occasion.

Tout d’abord, et j’en ai déjà parlé dans une précédente chronique, le discours moral, voire moralisateur, ne fait que dissimuler les manquements du politique. Si l’Etat voulait vraiment récupérer cet argent (on parle de 20 milliards par an de manque à gagner pour la France), alors il rendrait ces pratiques illégales. Comme le dit encore William Bourdon :

« Si l’autorégulation était applicable à la cupidité, l’humanité s’en serait aperçue. Donc, comme ça ne marche pas, il faut de la sanction. »

Dans le calcul des intérêts, il faut qu’une crainte vienne contrebalancer le désir. Or, cela fait des années que les gouvernants prennent le chemin inverse, celui de l’incitation, à coup de crédits d’impôts, de niches fiscales et j’en passe, en espérant que ces sacrifices au « divin marché » porteront leurs fruits. Mais ils ont si peur que les riches s’en aillent… Or, voilà le fameux « secret de polichinelle » des « Paradise Papers » : ils sont déjà partis !

Enfin, il faut accorder un point aux détracteurs de cette enquête : comment le « contrat social » peut-il être crédible quand l’Etat ne remplit pas sa part du marché ? Il est étonnant qu’on ait si peu parlé du fait que des hauts responsables d’Etat, en l’occurrence la reine Elizabeth II et le prince Charles, ont bénéficié de l’optimisation fiscale, c’est-à-dire ont lésé l’Etat dont ils sont censés être les garants ! Plus généralement : si l’Etat ne joue pas le rôle de protecteur qui est le sien, pourquoi payerions-nous nos impôts ?

Si, en France, les autoroutes sont privées, si on casse l’éducation nationale, si on impose à l’hôpital public une logique de rentabilité délirante, si les trains sont toujours en retard et coûtent horriblement cher, si on ne fait rien pour les rescapés des attentats, et si même on supprime des postes d’inspecteurs des finances chargés de lutter contre l’évasion fiscale, alors à quoi sert notre argent ?

Ces questions sont loin d’être absurdes et la condamnation morale ne peut faire l’impasse sur les manquements de l’Etat.

Encore une fois, je ne cherche pas à disculper les évadés fiscaux et ceux qui profitent des failles (ou du laxisme) du système. Je ne dis pas que ce qu’ils font est bien, mais c’est rationnel et conforme à la logique du marché. Tant que cette logique fera consensus et qu’elle dictera ses lois à l’Etat, malgré les leçons de morale, rien ne changera.

Un peu de lecture ?

Adam Smith, La Richesse des nations (GF, Flammarion, 1999).

Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché (Folio, Gallimard, 2012).

A propos

Thomas Schauder est professeur de philosophie. Il a enseigné en classe de terminale en Alsace et en Haute-Normandie. Il travaille actuellement à l’Institut universitaire européen Rachi, à Troyes (Aube). Il est aussi chroniqueur pour le site Pythagore et Aristoxène sont sur un bateau.

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