Le portage de « L.A. Noire » sur Switch, sorti le 14 novembre, a été réalisé par Virtuos. / Take Two

Il faut chercher pour tomber dessus. Loin de l’écran titre et des logos de LucasFilm et Electronic Arts, le nom de Virtuos n’apparaît que dans les crédits de fin de Star Wars : Battlefront II, le jeu de tir qui sort le 17 novembre sur PC et consoles. Un nom obscur, celui d’une entreprise franco-chinoise que personne ne connaît, et qui est pourtant impliquée dans les derniers blockbusters en date de l’industrie, tels que Need for Speed : Payback, sorti le 14 novembre.

C’est simple : en 2016, cinq des dix jeux sur console les plus vendus avaient eu recours aux services de ce sous-traitant de l’ombre, historiquement spécialisé dans la conception d’éléments en 3D. Et pas des moindres : Madden 07, FIFA 07, Uncharted 4, Battlefield 1, Watchdogs 2 et Titanfall 2. L’entreprise compte également des clients aussi prestigieux que Nintendo et Blizzard, et si le jeu vidéo représente 95 % de son chiffre d’affaires, elle pourrait même figurer aux crédits de Star Wars : Les Derniers Jedi, le film.

« Need for Speed: Payback », un des nombreux jeux auxquels Virtuos a collaboré. / Electronic Arts

A l’origine de cette success story méconnue, un Français, Gilles Langourieux. Cet ancien d’Ubisoft – il y a travaillé de 1995 à 2004 – a été responsable mondial des studios de production du groupe d’Yves Guillemot. C’est notamment lui qui a fondé Ubisoft Shanghai, qui fut l’une des bases arrières de l’éditeur français à l’époque de la PlayStation.

« Mon exemple, c’est l’industrie de l’automobile »

En 2004, alors que sa femme est mutée en Chine, il fonde à Shanghaï Virtuos, une société qui, sans jamais se mettre en avant, contribuera à apporter à d’innombrables projets de jeux les ressources qui leur manquaient. L’entreprise, qui compte aujourd’hui plus de 1 500 employés, revendique notamment plusieurs centaines d’artistes – plus exactement des infographistes 3D et des animateurs, son cœur de métier.

Son succès, Virtuos le doit en partie à l’augmentation de la puissance des consoles et l’arrivée de la haute définition. Qui dit plus de réalisme, dit plus de détails, et donc plus de besoins en ressources. A titre d’exemple, le premier épisode de la série de simulation de football FIFA International Soccer, en 1993, avait nécessité une cinquantaine de personnes. Un demi-siècle plus tard, bénévoles et sous-traitants – dont Virtuos – réunis, c’est plus de 2 500 noms qui apparaissent dans les crédits de FIFA 18.

Un jeu comme « FIFA 18 » requiert aujourd’hui la collaboration de plus de 2 500 personnes, dont de nombreux bénévoles et sous-traitants. / Electronic Arts

Encore fallait-il convaincre Electronic Arts de lui confier une partie de son jeu, alors que le sous-traitant travaille également pour des éditeurs concurrents. « L’exemple que je prends le plus souvent, explique Gilles Langourieux, c’est l’industrie de l’automobile : au début du XXe siècle, une centaine de constructeurs fabriquaient chacun leurs pièces de leur côté, or, si certaines boîtes se spécialisent, par exemple que l’une d’entre elles fabrique les pare-brise pour l’ensemble de l’industrie, c’est plus efficace. » En guise de pare-brise, Virtuos réalise des objets en 3D, comme des chaises, des parcmètres, des immeubles, des monstres, des arbres ou encore des X-Wing… C’est au goût du client. « Ce sont eux qui nous envoient leur bible artistique, et on essaie de comprendre et d’élargir leur univers », explique Philippe Angely, responsable commercial de Virtuos.

« Un a priori sur la qualité »

Aujourd’hui, Virtuos prend en charge de 5 à 50 % de la production d’éléments en 3D dans un jeu, pour des budgets allant de plusieurs centaines à des dizaines de millions d’euros. Dans certains cas, la boîte assure même de A à Z la rénovation d’un ancien titre, ainsi du remake de Final Fantasy XII sorti cet été sur PlayStation 4, ou de celui de L.A. Noire, sorti le 14 novembre.

Virtuos propose régulièrement à ses clients d’exploiter leur fond de catalogue en les remettant au goût du jour. Ici, « Final Fantasy XII ». / Square Enix

Et ce n’est sans doute qu’un début. L’arrivée de la PlayStation 4 Pro et de la Xbox One X, deux consoles plus puissantes pensées pour l’écosystème 4K, ont encore fait monter les niveaux de production et contribué à inscrire la vie commerciale des jeux dans la durée. Résultat, l’entreprise franco-chinoise croît de 20 à 30 % chaque année, participe de plus en plus longtemps au développement et collabore de manière de plus en plus étroite avec les studios commanditaires. C’est pourquoi Virtuos a ouvert ces dernières années de nouvelles antennes à Dublin (Irlande) et Cergy (Val-d’Oise), pour se rapprocher de sa clientèle.

Une manière, aussi, de casser les préjugés liés à son implantation en Chine. « C’est indéniable, il existe un a priori sur la qualité », reconnaît Gilles Langourieux. « Ce n’est pas le moins cher des sous-traitants chinois, mais on paye la qualité et la disponibilité », corrobore Patrick Pligersdorffer, patron de Cyanide, l’un des clients de Virtuos, qui estime que « des sous-traitants, il y en a plein, mais de qualité, il y en a peu ». L’entreprise se targue d’avoir placé quatre remakes de jeux XCOM ou Final Fantasy au-dessus de la barre des 85 % de note moyenne sur Metacritic. Mais ce n’est pas encore suffisant.

L’adaptation de « XCOM: Ennemy Unknow » sur iPad a permis à Virtuos de montrer son savoir-faire sur un jeu entier. / Take Two

Premier projet de jeu original

Longtemps, les concurrents de Virtuos étaient japonais (Tose, précurseur) ou taïwanais (Xpec, investi dans les Call of Duty). Mais, depuis peu, la société doit faire face à l’explosion de Keyword, une entreprise de localisation britannique qui, grâce à son entrée en Bourse, a étendu ses activités et grignote des parts de marché à Virtuos.

Pour faire face, l’entreprise s’est pour la première fois lancée dans la conception entière d’un jeu, grâce notamment à un jeune studio établi à Paris près de Notre-Dame. « Pour montrer la qualité de nos services, pour devenir incontournable, être grand ne suffit pas, il faut aussi avoir des succès à son palmarès pour gagner en image et en savoir-faire », constate Gilles Langourieux.

Son modèle ? L’américain Epic Games, qui vend à la fois une technologie, le moteur Unreal Engine, et des jeux qui lui servent de vitrine technologique, comme Gears of War, Infinity Blade et Fortite. Un vrai changement de doctrine. Pour la première fois, le géant de l’ombre va devoir se mettre en lumière.