Alice Zeniter. / BRUNO LEVY / DIVERGENCE / « LE MONDE »

Le prix Goncourt des lycéens a été attribué à Alice Zeniter, pour L’Art de perdre (Flammarion), jeudi 16 novembre. Etaient également en lice Un loup pour l’homme, de Brigitte Giraud (Flammarion), Bakhita, de Véronique Olmi (Albin Michel) et Summer, de Monica Sabolo (JC. Lattès)

« Chanter » les harkis

Son beau titre, emprunté à la poétesse Elizabeth Bishop, n’a pas empêché L’Art de perdre d’apparaître dès la fin d’août comme l’un des futurs grands gagnants de cette rentrée littéraire. Le 6 septembre, ce roman, le cinquième de l’écrivaine âgée de 31 ans, avait ainsi remporté le prix littéraire du Monde.

Parce que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs, L’Art de perdre sort du silence des vaincus : les harkis. Les faisant entrer dans le champ romanesque, l’autrice « chante » leur histoire comme une épopée, à travers une saga familiale sur trois générations – genre auquel elle s’était essayée dans Sombre dimanche (Albin Michel, 2013, prix du livre Inter)

A Naïma, presque trentenaire parisienne, son père, Hamid, n’a jamais tellement raconté l’histoire des siens, comment et pourquoi ils sont arrivés en France en 1962. Elle sait juste ce que rapporte la légende savamment entretenue à propos du pressoir à olives que le grand-père Ali a trouvé un jour dans une rivière de Kabylie et que celui-ci lui a apporté la prospérité.

L’Art de perdre comble les blancs, raconte comment, en un battement de cils, un individu peut basculer d’un côté ou de l’autre de l’histoire. Comment Ali, qui a servi lors de la bataille de Monte Cassino (1944), va devenir un harki, un supplétif de l’armée française, engageant le destin de toute sa famille. D’autant plus que le mot « harki », la narratrice le relève, désigne, outre les Algériens s’étant portés, par hasard ou par nécessité, au côté des Français, leurs enfants et petits-enfants.

Force tranquille

Avec l’indépendance, Ali, sa femme, Yema, et leurs enfants doivent quitter l’Algérie, s’installent dans les camps de transit qui tendent à devenir des lieux d’installation pérenne. Ali, l’ancien notable, dont la parole comptait tant, perd la parole. C’est à côté d’un homme silencieux, replié sur sa honte, que va grandir, entre autres, son fils Hamid, avec la farouche volonté de laisser l’Algérie derrière lui. Il en dira le moins possible à sa femme, Clarisse, et à leurs trois filles, dont Naïma, qui finira par vouloir en savoir plus.

Découpé en trois parties : l’Algérie de papa, la France froide, Paris est une fête, consacrées respectivement au grand-père, au père et à la fille, L’Art de perdre conjugue transmission d’un savoir historique et évocation sensible de cette famille, de la manière dont le silence s’y transmet. Dans ce livre qui a le souffle d’une saga, Alice Zeniter réussit à dire toute la complexité avec laquelle la vie des individus se trame dans l’histoire, et, ce faisant, elle installe avec une force tranquille les harkis dans l’histoire littéraire.