LES CHOIX DE LA MATINALE

Au menu cette semaine : une fiction indonésienne empreinte de réalisme magique, un essai sur l’intelligence artificielle, des nouvelles de Marc Villemain et de Jim Harrison, le récit autobiographique d’un rescapé de la Shoah et un roman dans « l’arrière-cour » des combats de la guerre d’Algérie.

ROMAN. « Les Belles de Halimunda », d’Eka Kurniawan

Ceux qui apprécient le merveilleux vont se régaler. Traduit en vingt-cinq langues dès sa sortie, ce premier roman de l’Indonésien Eka Kurniawan – dont on a découvert en France le deuxième récit, L’Homme-tigre, en 2015 (Sabine Wespieser) – l’a d’emblée installé parmi les grandes voix de la littérature mondiale. Un champion du réalisme magique.

Lorsque s’ouvre cette épopée tumultueuse, la terre tremble à Halimunda, ville imaginaire du sud de Java. Au cimetière, une sépulture vole en éclats : Dewi Ayu sort de sa tombe « après être restée morte durant vingt et un ans ». Enveloppée dans son linceul, sa longue chevelure flottant au vent, celle qui fut jadis la courtisane la plus respectée du lieu traverse la ville pour rentrer chez elle. Pourquoi revenir des ténèbres ? On ne le saura complètement que 600 pages plus tard. Disons seulement qu’une malédiction pèse sur les femmes de sa famille.

Le récit de Kurniawan tire tout son suc des légendes javanaises, du Mahabharata et du théâtre d’ombres Wayang. Pourtant, quelque chose de familier s’y invite. On reconnaîtra là l’empreinte des mythes grecs, des contes traditionnels et des grandes tragédies que viennent pimenter l’ironie et l’érotisme débridés d’un auteur hors normes. Florence Noiville

SABINE WESPIESER

« Les Belles de Halimunda » (Cantik itu Luka), d’Eka Kurniawan, traduit de l’indonésien par Etienne Naveau, Sabine Wespieser, 656 pages, 27 €.

ESSAI. « Métamorphoses de l’intelligence », de Catherine Malabou

Certains concepts nous sont si familiers qu’on en oublie qu’ils ont une histoire. La philosophe Catherine Malabou, dans son passionnant essai, retrace les étapes du développement de l’idée d’intelligence.

De son apparition dans le champ de la psychologie expérimentale au XIXe siècle à l’effacement à venir de la frontière entre le cerveau humain et les machines – les « cerveaux bleus » –, elle pose les jalons d’une pensée de l’intelligence artificielle de demain, notamment en puisant des ressources chez le philosophe pragmatiste John Dewey (1859-1952). Et elle montre avec force, quitte à réfuter ses propres conclusions antérieures, que cette approche des révolutions technologiques en cours exigera une redéfinition de l’intelligence tout entière, et, loin de s’opposer à sa possible programmation, devra être capable de fonder, entre automatisme et rupture, une dialectique nouvelle. Céline Henne

PUF

« Métamorphoses de l’intelligence. Que faire de leur cerveau bleu ? », de Catherine Malabou, PUF, 156 pages, 15 €.

NOUVELLES. « Il y avait des rivières infranchissables », de Marc Villemain

Sixième livre de Marc Villemain, Il y avait des rivières infranchissables est un recueil de nouvelles très intime sur les premiers sentiments amoureux. Le rosaire doucement égrainé de ces émotions maladroites que l’on garde, sa vie durant, enfermées dans son cœur.

Son narrateur a une dizaine d’années, à peine moins, un peu plus, puis un peu plus encore. Le collège, le lycée. Histoires de petites amoureuses et de baisers volés, d’étreintes fugitives, d’attentes, de fiertés adolescentes, de hontes, de chagrins. C’est tendre, parfois tragique, ça met le rouge aux joues et ça réveille aussi comme un frisson ancien. Xavier Houssin

JOËLLE LOSFELD EDITIONS

« Il y avait des rivières infranchissables », de Marc Villemain, Joëlle Losfeld, 152 pages 14,50 €.

NOUVELLES. « Dernières Nouvelles », de Jim Harrison

Qu’il soit publié à titre « anthume » ou posthume, l’ultime livre d’un écrivain ou d’une écrivaine n’est pas forcément testamentaire ou teinté de crépuscule. En témoigne cet assemblage de trois longues nouvelles rédigées par le grand Jim Harrison peu avant sa disparition, survenue le 26 mars 2016, à l’âge de 78 ans.

Dernières Nouvelles, donc, de cet écrivain tant regretté, dont on retrouve deux des héros récurrents : Chien Brun, Indien de sang-mêlé, et l’ex-inspecteur Sunderson, encore aux prises avec un drôle de gourou (« L’Affaire des bouddhas hurleurs »). Dans son amour de la nature, Harrison dit l’essentiel : l’incroyable beauté caractérisant l’amitié interespèces, cette adoption parfois improbable, toujours miraculeuse, entre humains et animaux. Macha Séry

FLAMMARION

« Dernières Nouvelles » (The Ancient Minstrel/Brown Dog), de Jim Harrison, traduit de l’anglais (Etats-Unis) pat Brice Matthieussent, Flammarion, 304 pages, 20 €.

ROMAN. « Les Aventures de Ruben Jablonski », d’Edgar Hilsenrath

Chacun des romans autobiographiques d’Edgar Hilsenrath, né à Leipzig en 1926, détaille une portion d’une épopée pitoyable et grinçante, d’une fuite sans fin avec une « petite valise », qui va d’un shtetl roumain jusqu’à Berlin en passant par un ghetto ukrainien, la Palestine, la France et enfin l’Amérique.

C’est à la Palestine que se consacre essentiellement Les Aventures de Ruben Jablonski, initialement paru en 1997, traçant un portrait glacial et coupable des rescapés de la Shoah, dont fait partie le narrateur : « Six millions. Je ne savais pas qu’il y avait eu tant de morts. (…) Je leur ai montré le journal et leur ai demandé en yiddish : “Vous saviez qu’il y en avait eu autant ? – Non”, ont répondu les juifs. » Ce qui distingue ce roman des autres textes du cycle, c’est sans doute d’être placé sous le signe de l’enfance et de la réminiscence, c’est-à-dire aussi de la séparation et de la perte. Eric Loret

LE TRIPODE

« Les Aventures de Ruben Jablonski » (Die Abenteuer des Ruben Jablonski), d’Edgar Hilsenrath, traduit de l’allemand par Chantal Philippe, Le Tripode, 280 pages, 19 €.

ROMAN. « Un loup pour l’homme », de Brigitte Giraud

Jeune marié de 23 ans, bientôt père, Antoine est appelé à servir en Algérie. Il demande à ne pas tenir une arme. Exaucé, le jeune Auvergnat suit une formation d’infirmier, avant d’être affecté à l’hôpital militaire de Sidi Bel Abbès, loin de la Méditerranée qui le fascine. Le voilà « sauveur et fossoyeur ».

Ainsi, quand il n’est pas envoyé, sous bonne escorte, dans des villages reculés pour vacciner une population miséreuse ou dans une caserne pour ramasser les restes du corps d’un béret vert qui s’est suicidé, Antoine se tient dans « l’arrière-cour cabossée » des combats. Là, près des lits où il découvre aussi la douceur de soigner et de panser, il prend le temps d’écouter les plaintes, les douleurs ainsi que les récits de peur et d’horreur.

Du meublé où il s’installe avec Lila, venue le rejoindre à la caserne, d’une famille naissante à celle, virile et fraternelle, de l’hôpital, Brigitte Giraud met en scène, sur fond de tensions, de méfiance et de peur grandissante, les tiraillements d’un homme entre deux mondes, et joue avec subtilité sur l’ambivalence des sentiments et des notions de féminin et de masculin, qu’elle interroge de livre en livre. Entre l’épopée (intime et collective) et le récit d’apprentissage, entre élan vital et pulsion mortifère, Brigitte Giraud signe là son livre le plus personnel. Christine Rousseau

FLAMMARION

« Un loup pour l’homme », de Brigitte Giraud, Flammarion, 250 pages, 19 €.