Le couperet est tombé juste avant le départ en vacances, en juillet. Le conglomérat américain General Electric (GE) a annoncé un plan social prévoyant la suppression de 345 postes sur les 800 que compte son site grenoblois, GE Hydro, spécialisé dans la conception et la fabrication de turbines de pointe pour les barrages. « La grosse claque », se souvient Paul [le prénom a été modifié], soudeur à l’atelier mécanique de grosses turbines, trente ans de métier et déjà un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) à son actif dans une autre multinationale.

Il a passé les vacances à se « demander ce qu’il allait devenir », à une dizaine d’années de la retraite. Sur le site, tous s’attendaient bien à « quelque chose », reconnaît le gaillard, bleu de chauffe, bottes de sécurité et casquette GE. Il évoque la compétitivité du marché, les « difficultés de la boîte »... « mais pas 345... », dit-il, encore sous le choc du volume de postes menacés et de « la brutalité » de l’annonce du PSE. Celui-ci suscite une profonde incompréhension parmi les 800 cadres, techniciens, ingénieurs et ouvriers que compte le site.

Les postes supprimés ne sont pas encore officiellement connus. Mais tout le monde sait plus ou moins « lesquels vont sauter ». De la chaîne d’approvisionnement aux équipes de gestion de projet et à la R&D, l’ensemble des services est touché. L’atelier mécanique dans lequel travaille Paul est amené à disparaître entièrement. Les sous-traitants sont eux aussi menacés indirectement.

Un rachat autorisé par Emmanuel Macron

A travers les grilles qui ceignent le site, on aperçoit, collées aux fenêtres, des affiches barrées de croix rouge, avec inscrit « Mon poste est supprimé ». L’usine centenaire n’en est pas à son premier plan social. Elle faisait partie de la branche énergie d’Alstom, fleuron industriel français, jusqu’à son rachat en 2015 par GE, avec l’autorisation d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie.

Les salariés y voient la raison du « silence » dans ce dossier du chef de l’Etat et de son ministre de la transition écologique, Nicolas Hulot, alors que leur entreprise incarne le secteur des énergies renouvelables. L’annonce du plan social a aussi été un choc pour Grenoble, l’hydroélectricité étant un pilier de l’histoire industrielle de la ville. Sur le parvis de la mairie, la bannière des salariés demeure accrochée, rappelant le soutien à leur côté du maire EELV, Eric Piolle.

La colère a grandi parmi les salariés, pourtant peu versés dans la contestation : en octobre, certains ont fait grève pour la première fois et ont bloqué le site neuf jours durant. Depuis, ce sont des assemblées générales quotidiennes, des ateliers de réflexion, des manifestations… Une mobilisation qui a aussi permis d’attirer les médias et des responsables politiques de premier plan.

« On est capable de livrer un produit unique clé en main. C’est ça qu’ils sont en train de briser » 

Dans l’usine, « l’ambiance en a pris un sacré coup », dit Paul, qui raconte « l’angoisse de l’avenir, la démotivation ». Surtout, ce sentiment d’un « gâchis » pour ces salariés si fiers de leur savoir-faire. Paul a d’autant plus « mal au cœur » de ne pas pouvoir y finir sa carrière qu’il a le sentiment d’avoir « réappris son métier de soudeur ici ».

«Ce qui fait notre force, c’est qu’on maîtrise chaque étape de la chaîne de production, on est capable de livrer un produit unique clé en main. C’est ça qu’ils sont en train de briser en nous enlevant des maillons pour les faire partir à l’étranger», regrette Fanch, ingénieur au bureau d’études des turbines, 45 ans, dont vingt de site. Derrière ce PSE, les syndicats voient en effet « un plan de délocalisation qui ne dit pas son nom », ce que la direction dément, arguant vouloir seulement « redimensionner l’entreprise pour qu’elle soit à nouveau compétitive ».

Compétitivité, réactivité, qualité…

Le poste de Fanch n’est pas visé, mais son inquiétude est tout aussi forte. Impossible de se projeter sur un site avec la moitié de ses collègues en moins, « on sera condamné », dit l’ingénieur. D’autant que supprimer autant de postes ne réglera pas les problèmes structurels, juge-t-il. « Comment gagner en compétitivité avec moitié moins ? On va perdre en qualité, en réactivité… », anticipe-t-il. Il voit déjà des collègues hydrauliciens démissionner. Lui ne veut pas s’y résoudre, du moins pas encore. «Je veux encore croire que la boîte peut être sauvée».

Se « battre jusqu’au bout, tête baissée », c’est aussi la volonté de Rémi, qui travaille au service logistique. Et qu’importe si son poste risque d’y passer. Ce « bébé Neyrpic » — comme il se surnomme, en référence au premier nom de l’usine, qu’il connaît depuis l’enfance —, s’inquiète moins pour son propre avenir que pour celui du site : « A 36 ans, je devrais pouvoir retrouver du travail plus facilement que mes collègues en fin de carrière. »

« Derrière ce PSE, on ne voit pas de projet industriel ni de perspective viable »

Pour l’heure, il est déterminé à soutenir les syndicats pour tenter de sauver des emplois et pérenniser ce site, où il venait voir son père chaudronnier fabriquer des turbines… Lundi, il faisait partie du bus de salariés montés à Bercy pour soutenir les syndicats reçus au cabinet de Benjamin Griveaux, pour la troisième fois. Les négociations se jouent aussi là, les syndicats appelant le gouvernement à faire pression sur GE.

Quatre mois déjà que celles-ci durent. La direction fait valoir le nécessaire redimensionnement du site et ses objectifs de retour à la compétitivité sur un marché mondial de l’hydroélectricité très concurrentiel. De son côté, l’intersyndicale conteste les arguments économiques sur lesquels se fonde le PSE et appelle à réduire le nombre de suppressions de poste, à améliorer les conditions de départ et à réfléchir à l’avenir du site, qui lui semble condamné en l’état.

« Ce qui nous désespère, c’est qu’on a l’impression d’un pansement sur une jambe de bois : derrière ce PSE, on ne voit pas de projet industriel ni de perspective viable », dit un cadre, résumant le sentiment général. Grégory Vauclin, délégué CFE-CGC, ne voit « toujours pas d’avancée significative ». Il dénonce un « semblant de négociations où tout est déjà plié », tant sur le volume des postes que sur les conditions de départ, qu’il juge « minimalistes et insultantes, au vu des moyens de GE ».

En attendant « la date fatidique » de la fin des négociations et l’envoi des premières lettres de licenciement, les nuits de Paul restent agitées. Et les journées sont longues, « la boule au ventre ». « On est suspendu aux annonces, mais rien n’est signé », déplore-t-il. Difficile d’imaginer l’avenir tant qu’il ne connaîtra pas le détail des conditions de départ. Il espère qu’une entreprise voudra bien de lui pour les quelques années qu’il lui reste à travailler. Et qu’il ne devra pas partir trop loin, au risque de ne plus pouvoir aller chercher ses enfants à l’école.

Des négociations tendues autour du plan social

Pour justifier le PSE, la direction de GE Hydro met en avant la nécessité de « repositionner et de redimensionner l’activité hydroélectrique vers les petites centrales, le digital et les services, en diminuant les coûts de production, dans un environnement très concurrentiel », et cela alors que sa branche hydroélectrique a vu son chiffre d’affaires au niveau mondial reculer de presque 50 % en cinq ans.

Elle rappelle aussi qu’elle raisonne au niveau mondial, « à l’heure où l’industrie hydroélectrique connaît des difficultés structurelles » : ainsi la restructuration en cours concerne aussi l’usine de Bilbao, en Espagne, et celle de Birr, en Suisse.

Rapports d’expertise à l’appui, les organisations représentatives du personnel remettent en cause les justifications économiques avancées par la direction. Ils dénoncent un « constat noirci » et « les arguments fallacieux » sur lesquels se fonde selon eux ce PSE. Si l’intersyndicale partage avec la direction le constat de « difficultés structurelles », elle les impute à « des procédures de travail lourdes et inadaptées » et à « un management qui n’a pas pris les bonnes décisions pour qu’on reste rentables et compétitifs », dénonce Grégory Vauclin (CFE-CGC).

Jeudi, la direction a proposé de prolonger jusqu’à la fin de l’année les négociations, tandis que l’intersyndicale (CFE-CGC, CFDT et CGT) lui présentait un scénario alternatif pour pérenniser le site. Les syndicats ont mis sur la table des propositions « en vue d’une solution négociée » permettant de « réduire le nombre de suppressions de postes », selon un document dont l’AFP a eu copie. Pour eux, l’avenir de l’usine exige d’y maintenir 650 à 700 employés, contre seulement 455 prévus dans le PSE. Un effectif qui, à leurs yeux, condamne le site de conception de turbines dans les dix-huit à vingt-quatre mois.

Selon Grégory Vauclin, il est impératif, notamment, de conserver l’atelier, voué à disparaître dans le PSE, car il est « indispensable à l’ingénierie de R&D ». Les syndicats réclament enfin une table ronde avec le gouvernement et la région et une prolongation des négociations jusqu’au 19 janvier.