Agnés Callamard est rapporteure des Nations Unies sur les exécutions sommaires ou arbitraires. / Planet Pix/Zuma REA

Il s’apprêtait à accueillir à Manille les plus grands dirigeants de la planète : le président américain Donald Trump, les premiers ministres indien, russe et chinois… Le chef de l’Etat philippin, Rodrigo Duterte, connu pour son goût de la vulgarité et des provocations, allait-il pour une fois bien se tenir ? Le suspense n’a pas duré.

A la veille du sommet de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (Asean), jeudi 9 novembre, alors qu’il s’adressait à la communauté philippine de Danang, dans le centre du Vietnam, Rodrigo Duterte a fait du Duterte, fidèle à sa caricature. « Une baston ici, une autre là – à l’âge de 16 ans, j’ai tué quelqu’un », s’est-il plu à raconter à propos de sa jeunesse, ajoutant avoir poignardé sa victime « juste parce qu’on s’est regardé l’un l’autre ». Cette sortie, dont nul ne sait si elle est une simple fanfaronnade ou une confession, n’aurait été complète sans une attaque contre la rapporteure des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires et arbitraires, Agnès Callamard. Cette femme est devenue l’une de ses cibles préférées car elle ose poser la question des milliers de morts, tombés lors de descentes policières ou sous les balles de mystérieux tueurs à gages, victimes de la croisade du président contre les présumés trafiquants de drogue de son pays.

« Cette rapporteure. Je vais la gifler devant vous. Pourquoi ? Parce que tu m’insultes. » Rodrigo Duterte

Le « punisseur » – comme l’avait surnommé l’édition asiatique du magazine Time au lendemain de son élection en mai 2016 – profite d’un contexte international favorable, entre la Chine qui lui promet des milliards d’investissements et un président américain dont le désintérêt pour les droits de l’homme est total. Agnès Callamard, elle, ne lâche pas le sujet. « Cette rapporteure. Je vais la gifler devant vous. Pourquoi ? Parce que tu m’insultes », a lancé Rodrigo Duterte au Vietnam.

S’il s’attaque à cette politologue française, directrice du Projet mondial sur la liberté d’expression à l’université Columbia et ancienne d’Amnesty International, c’est parce qu’elle s’obstine à regarder les faits et le droit. « Tous ces morts auraient dû faire l’objet d’enquêtes indépendantes, particulièrement les morts aux mains de la police ou d’agents de l’Etat. Or, le président lui-même donne l’impression que les enquêtes ne sont pas nécessaires, c’est une politique d’impunité », constate-t-elle.

Des partisans de Rodrigo Duterte protestent, le 8 mai 2017 à Manille, contre la venue d’Agnès Callamard. / Ted Alijbe/AFP or licensors

Dès que le nombre de victimes a commencé à grimper, la rapporteure a émis le souhait de venir enquêter dans l’archipel. Le président Duterte s’en est servi pour alimenter son populisme, se posant en défenseur du petit peuple, face aux ingérences des « droits-de-l’hommistes » qui n’y connaissent rien. En août 2016, il a menacé de retirer les Philippines de l’ONU. Un an plus tard, il s’est fait encore plus menaçant à l’encontre d’Agnès Callamard : « Elle ne devrait pas essayer de me faire peur », « C’est une imbécile », a-t-il affirmé, intercalant au passage un de ses habituels « son of a bitch ».

Duterte pose ses conditions pour une enquête

La Française s’est rendue à Manille en mai 2017 pour participer à un forum – la présidence philippine s’en est agacée. Mais elle souhaiterait désormais aller sur le terrain, parler aux familles de victimes. Pour qu’elle puisse venir enquêter, Duterte pose ses conditions, notamment qu’elle renonce à son immunité diplomatique et qu’ils aient ensemble un débat télévisé. Le nombre de victimes, fait-elle valoir, n’est pas sujet de débat mais devrait être établi par une justice indépendante.

S’interroger publiquement sur la politique assassine de Duterte n’est pas sans risques aux Philippines. Une sénatrice d’opposition, Leila de Lima, est derrière les barreaux depuis février. Quant au président de la Commission des droits de l’homme de l’archipel, Chito Gascon, il a été traité de « pédophile » par le chef de l’Etat pour s’être ému des exécutions d’adolescents. S’attaquer à la personne permet de décrédibiliser le message.

La mort d’un adolescent, le 16 août, dans le quartier de Caloocan, au nord de Manille, a cependant choqué l’opinion. Les policiers ont soutenu qu’ils avaient abattu Kian Delos Santos à distance en légitime défense, mais les photos prises par les agents ont montré le cadavre de ce droitier un revolver dans la main gauche. Les caméras de surveillance et les témoins ont ensuite prouvé qu’il implorait pour sa vie à genoux lorsqu’il a été abattu à bout portant. Une mise en scène grossière, comme tant d’autres. Agnès Callamard a suivi cette affaire de près. Elle veut croire qu’il y a des « doutes » dans l’opinion philippine, peut-être même une « prise de conscience ».