Il y a deux ans, la surprise avait été totale lorsque le prix Nobel de la paix leur avait été décerné. Jamais jusqu’ici le comité d’Oslo n’avait honoré une telle entité. Ce 9 octobre 2015, le « Quartet » tunisien, formé d’organisations de la société civile – la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), l’Ordre national des avocats de Tunisie, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT, principale centrale syndicale) et l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica, l’organisation patronale) –, se vit décerner la précieuse récompense pour son rôle de médiateur dans la crise politique de 2013 qui avait menacé d’emporter la paix tunisienne.

« Quand on s’est engagé dans le dialogue national en 2013 [entre le parti au pouvoir Ennahdha et l’opposition], il s’agissait de désamorcer le climat d’intolérance qui était en train de s’installer. On ne savait évidemment pas que ça pouvait être récompensé par un Nobel. Ce prix a été une reconnaissance à la fois pour le processus mais aussi pour tout le peuple tunisien », rappelle Mohamed Fadhel Mahfoudh, ancien président de l’Ordre des avocats.

De passage à Paris le vendredi 10 novembre, où ils ont été décorés du grade de « docteur honoris causa » par l’université Paris-Dauphine, les représentants du Quartet tunisien ont livré au Monde leur regard sur ces deux années écoulées et sur la Tunisie d’aujourd’hui. Fiers du chemin parcouru par leur pays, ils demandent de laisser du temps à une transition démocratique que la Tunisie continue d’inventer, pas à pas.

« Il est normal qu’il y ait des difficultés »

Alors que de nombreuses voix estiment que le président Béji Caïd Essebsi, élu démocratiquement fin 2014, a concentré les pouvoirs au palais de Carthage, tous quatre rejettent les critiques d’une « présidentialisation » du régime. « Il y a un président de la République, un Parlement, et chaque instance a des pouvoirs fixés par la Constitution », souligne Abdessattar Ben Moussa, ancien président de la LTDH.

Houcine Abbassi, ancien secrétaire général de l’UGTT, le concède : « C’est vrai que la révolution prend du temps. On ne peut pas résoudre les problèmes en quelques mois ou en quelques années. Nous avons déjà gagné la liberté de la presse, les droits de l’homme. Nous sommes une démocratie naissante. La Tunisie est le premier pays arabe qui a réussi à installer un régime démocratique à partir d’un dialogue national. Il est normal qu’il y ait des difficultés. »

Pour les membres du Quartet, les problèmes sont ailleurs : plusieurs lois sont en attente d’adoption au Parlement et des institutions importantes, telles que la Cour constitutionnelle, seule à même de réformer les lois liberticides héritées de l’ancien régime, ne sont pas encore en place.

Plusieurs mesures récentes ont pourtant inquiété une partie des Tunisiens. Ainsi du remaniement ministériel de septembre, qui a vu des responsables de l’ancien régime être intégrés au gouvernement. Mais aussi l’adoption de la loi de réconciliation administrative, qui amnistie les fonctionnaires accusés d’être impliqués dans des faits de « corruption administrative » sous la dictature.

Des inquiétudes que rejettent les représentants du Quartet. « Il n’y a pas de retour en arrière, affirme Mohamed Fadhel Mahfoudh. S’agissant de la loi de réconciliation administrative, il faut rappeler le contexte : le processus de justice transitionnelle est aujourd’hui en panne, l’Instance vérité et dignité [IVD] ne fonctionne pas. Il a donc fallu trouver un moyen de faire bouger les choses sur cette question de la réconciliation. » L’avocat rappelle que c’est le Parlement, et non le président, qui a voté cette loi après d’âpres discussions, donc de façon démocratique. De même, ce sont les députés qui ont accordé leur confiance au nouvel exécutif.

« S’il y a aujourd’hui des inquiétudes en Tunisie, elles portent sur la situation économique », relève l’ancien responsable syndical Houcine Abbassi. Six ans après la révolution qui a mis à bas le régime de Ben Ali, les mouvements sociaux se sont multipliés, le taux de chômage n’a pas diminué, les investissements étrangers sont en berne. « Or, sans travail, les gens ne peuvent pas jouir des autres libertés – d’expression, d’aller et venir, etc. – que nous avons gagnées », reconnaît Abdessattar Ben Moussa, qui appelle à « revoir le modèle économique libéral qui a échoué et à mener une réforme radicale du système fiscal pour procurer au pays les moyens dont il a besoin ». « Un chantier essentiel, poursuit l’ancien président de la LTDH, est celui de la réforme de l’enseignement. »

« Le pays a besoin d’hommes politiques audacieux »

« Ce qu’on a fait de bon en Tunisie pendant ces années post-révolution, c’est de développer le sens du compromis. Mais ce sens du compromis vire parfois à la compromission », estime Mohamed Fadhel Mahfoudh. L’avocat juge qu’aujourd’hui, la Tunisie a besoin « d’hommes politiques audacieux, avec des programmes précis, qui soient ensuite jugés par la voie des élections ». « On n’en est pas encore là, regrette-t-il. Actuellement, il y a des petits arrangements entre partis afin de satisfaire tout le monde, d’obtenir un consensus un peu partout. Ce n’est pas la bonne voie. Il faut que nous tranchions. Il faut qu’il y ait des partis politiques qui gouvernent, d’autres qui forment une opposition. Les échéances électorales permettront de dire quel parti a bien fait son travail ou non. » Arrivés en tête des élections législatives de 2014, les deux partis ennemis – les islamistes d’Ennahdha et les anti-islamistes de Nidaa Tounès – cohabitent depuis au sein d’un gouvernement de coalition.

La patronne des patrons, Ouided Bouchamaoui, insiste sur l’instabilité politique qui a prévalu ces dernières années et qui n’a « pas laissé le temps aux dirigeants de mettre en place leurs programmes ». La dirigeante de l’Utica appelle à passer à la vitesse supérieure pour ce qui est de l’économie : « On a besoin d’un plan sur plusieurs années. Un programme de travail qui offre une meilleure visibilité et une vision aux Tunisiens et aux partenaires étrangers. Que veut faire le gouvernement ? Comment ? Cela demande une stabilité politique. Mais on est optimiste. On saura le faire. »

Etape très importante pour la poursuite de la transition tunisienne aux yeux des représentants du Quartet : la tenue d’élections locales. Prévues initialement en décembre, celles-ci ont été reportées au 25 mars 2018, plusieurs partis estimant ne pas être prêts. Chafik Sarsar, le président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), figure respectée en Tunisie, a démissionné en mai, estimant ne pas pouvoir organiser le scrutin sereinement. Son successeur, Mohamed Tlili Mansri, a été élu par le Parlement le 14 novembre après des mois de tractations.

« On voudrait que ces élections se tiennent, mais à condition que soit adopté auparavant un véritable Code des collectivités, souligne Mohamed Fadhel Mahfoudh. C’est la première fois que les Tunisiens vont connaître le pouvoir local. Cette décentralisation est très importante, mais il faut préparer le terrain, sinon cela peut tourner au fiasco. » « La nouveauté de notre Constitution, c’est la démocratie locale, insiste Abdessattar Ben Moussa. Les élections municipales sont quasiment vitales. Aujourd’hui, les autorités locales relèvent toujours de l’exécutif. Or il faut qu’elles soient indépendantes et répondent aux aspirations des citoyens. » Après le soulèvement de 2011, les municipalités avaient été dissoutes et remplacées par des « délégations spéciales » censées être provisoires.

« Si on échoue, cela se répercutera en Europe »

Tous jugent en revanche très insuffisant le soutien apporté à la Tunisie par la communauté internationale, estimant que si beaucoup de promesses ont été faites, peu ont été réalisées. « Pour les transitions démocratiques dans les pays de l’Est, le soutien de l’Union européenne [UE] a été énorme. Puisque nous partageons les mêmes valeurs de liberté et de démocratie, pourquoi ne pas s’investir autant avec la Tunisie ? », interroge Mohamed Fadhel Mahfoudh.

Depuis 2011, les conférences de soutien à la Tunisie se sont multipliées, avec des promesses de dons, des déclarations de soutien, des annonces de projets. « On ne demande pas seulement des investissements, précise Houcine Abbassi. Nous aider passe aussi par la facilitation des échanges commerciaux entre nos pays, par exemple dans le domaine agricole. » La Tunisie participe aux discussions de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca), que l’UE souhaite conclure avec un certain nombre d’Etats tiers. « C’est l’occasion de prendre en compte les intérêts de la Tunisie. Si cet accord se fait uniquement en faveur des Européens, on ne fera qu’accentuer la crise économique et sociale dans notre pays », prévient le Quartet.

Ouided Bouchamaoui, elle aussi déçue par le niveau de soutien international, appelle les partenaires étrangers à revoir la dette de la Tunisie, mais aussi à l’aider à trouver une issue pacifique à la crise en Libye, « dont nous ne sommes pas responsables mais que nous subissons de plein fouet ». « Si on échoue à répondre aux défis économiques, cela se répercutera aussi en Europe, notamment avec les flux migratoires », rappelle la dirigeante patronale.

Face aux critiques sur la lenteur de la transition et ses couacs, les lauréats du Nobel tiennent à rappeler le chemin parcouru par la Tunisie depuis deux ans. Le pays a continué de construire son architecture institutionnelle et a grandement amélioré sa situation sécuritaire – il n’a pas connu d’attaque d’ampleur depuis deux ans. « Nous avons un problème avec certaines lois anciennes qui ne sont toujours pas en accord avec la nouvelle Constitution, et ce parce qu’il n’y a pas de Cour constitutionnelle. Mais c’est une question de temps, assure Abdessattar Ben Moussa. La société civile est là et tant qu’elle sera active, il n’y aura pas de dérapage. La démocratie est un processus lent et difficile. Mais on ne reviendra jamais à la dictature. »

« Ce que nous avons fait est grandiose pour un petit pays comme la Tunisie, et nous l’avons fait d’une manière pacifique et participative, insiste Ouided Bouchamaoui. On n’a certainement pas donné assez d’importance au volet économique. On n’a pas encore répondu aux demandes des régions intérieures, aux jeunes qui sont sortis manifester en 2011. Il reste beaucoup à faire, mais six ans, c’est peu. » Chacun s’accorde à dire que le rôle du Quartet est terminé. « On est toujours prêts à aider, mais on ne peut pas prendre la place des institutions élues démocratiquement », conclut la présidente de l’Utica.