Des migrants dans un centre de détention du département pour la lutte contre la migration illégale à Tripoli, en Libye, le 10 septembre 2017. / XXSTRINGERXX xxxxx / REUTERS

Répondant à l’appel de plusieurs associations, un millier de personnes ont manifesté, samedi 18 novembre à Paris contre des cas d’esclavage en Libye. Elles réagissaient à la diffusion d’un reportage de CNN montrant des migrants vendus aux enchères dans des camps tenus par des passeurs en Libye. Mais dans les centres de détention de migrants « gérés » par les autorités libyennes - le gouvernement d’union nationale (GNA) - les migrants doivent également faire face à des conditions sanitaires souvent déplorables. Ces lieux sont également le théâtre d’abus.

Le département pour la lutte contre la migration illégale, qui dépend du ministère de l’intérieur, dirigerait une trentaine de ces centres de détention. Leur décompte est toutefois difficile à tenir. Ces lieux ferment parfois du jour au lendemain, d’autres sont installés ailleurs, dans d’anciennes usines, des hangars… Certains sont même de facto contrôlés par des milices, qu’ils aient été pris par la force ou via la corruption des gardes. La frontière apparaît ainsi parfois poreuse entre les camps illégaux dirigés par les trafiquants et les centres de détention officiels du gouvernement de Tripoli.

  • Quels migrants détenus ?

La plupart des hommes, femmes et enfants détenus ont été interceptés sur des bateaux de fortune en mer Méditerranée par des garde-côtes libyens. Mais certaines personnes sont arrêtées après avoir tenté de consulter un médecin à l’hôpital par exemple, ou parce qu’elles sont soupçonnées d’être porteuses du VIH, de l’hépatite B ou de l’hépatite C. D’autres sont enlevées dans la rue. Une équipe de Médecins sans frontière (MSF) a déjà rencontré un groupe arrêté lors d’un mariage à Tripoli.

Beaucoup tombent sous le coup d’une infraction pénale. Mais certains se trouvent en Libye légalement. Aucun système d’enregistrement formel des arrestations n’existe et ils n’ont pas la possibilité de se défendre. La situation empire : près de 20 000 migrants seraient détenus dans les centres gouvernementaux à la mi-novembre, selon l’ONU, contre 7 000 deux mois plus tôt.

  • Quelles conditions de détention ?

Outre le système arbitraire de détention, les migrants font parfois face à des abus, tortures et privations, dénonce MSF. L’association humanitaire, qui visite certains centres depuis juin 2016 selon le bon vouloir des autorités et autres groupes qui les gèrent, est souvent le seul acteur à y fournir des services médicaux.

Souvent parqués dans des espaces non destinés à les accueillir, peu lumineux et peu ventilés, les migrants peuvent vivre dans des conditions sanitaires déplorables. « Les maladies sont liées à ces conditions et à la pénurie d’eau : des problèmes de peau comme la gale, des maladies respiratoires, des diarrhées potentiellement mortelles… », énumère Hassiba Hadj Sahraoui, conseillère de MSF sur les questions de migration et de déplacement, qui a visité plusieurs centres. En raison de l’absence de toilettes, des détenus sont contraints de faire leurs besoins dans les cellules.

Les centres sont surpeuplés : environ 50 cm² par personne dans certains cas, d’après MSF, alors que l’espace vital minimal préconisé par la Convention européenne des droits de l’homme s’élève à 3 m². L’ONG a tenté également de calculer la ration journalière moyenne distribuée, qui s’élève à environ 800 calories par jour. Or, les détenus, de jeunes hommes en grande majorité, auraient besoin de 1 200 calories quotidiennes pour rester en bonne santé. Au cours de la dernière année, MSF a pris en charge au moins cinquante adultes souffrant de malnutrition aiguë. Ces conditions ont également un impact sur leur santé mentale.

Les familles sont souvent séparées lorsqu’elles arrivent dans ces centres, note de son côté l’Unicef dans un rapport publié en février 2017. La plupart des femmes rapportent des violences verbales et physiques de la part des gardes, en majorité des hommes. Par ailleurs, les femmes enceintes accouchent sans assistance médicale.

« Certains centres comme celui de Zouara sont corrects, de même que les personnes qui y travaillent, même si ce n’est pas le paradis, tempère Ali Emgaidesh de l’ONG locale Migrace, qui fournit aux migrants nourriture, vêtements et médicaments. Mais d’autres font du trafic d’êtres humains. »

Un migrant raconte : « En Libye, nous ne sommes que des esclaves »
Durée : 01:56

  • Quelle échappatoire pour les migrants ?

Le premier moyen de s’échapper est de payer les gardes. Ceux-ci peuvent battre les détenus et appeler leurs proches pour les inciter à payer. « Les prix varient en fonction des centres de détention et de la richesse supposée de la communauté à laquelle les migrants appartiennent », précise Mme Hadj Sahraoui. Les Erythréens et les Somaliens, réputés détenir plus d’argent grâce à une forte diaspora à l’étranger, devront s’acquitter de 1 000 dinars libyens, soit environ 620 euros.

Certains sont forcés de travailler sans rémunération. « Des propriétaires de ferme ou d’entreprise viennent par exemple chercher vingt détenus le matin, en payant des gardes », souligne la représentante de MSF. Les femmes sont parfois sexuellement exploitées pour « racheter » leur liberté.

Enfin, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a mis en place en coopération avec les autorités des retours volontaires des migrants dans leur pays d’origine. Difficile pour les Erythréens, par exemple, qui se sont échappés de l’une des pires dictatures d’Afrique, d’accepter le rapatriement proposé par l’agence onusienne.

  • Quelle responsabilité de l’Union européenne ?

Enlèvement, torture et extorsion… « Les interventions croissantes de l’UE et de ses Etats membres n’ont jusqu’à présent pas servi à réduire le nombre d’abus », a dénoncé mardi 14 novembre le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits humains, Zeid Ra’ad Al-Hussein.

L’UE forme depuis un an les garde-côtes libyens et les aide pour intercepter les bateaux de migrants avant qu’ils n’atteignent les eaux internationales. L’objectif : éviter à tout prix leur arrivée sur le continent. « Censés “sauver des vies” en mer, ces garde-côtes n’emportent même pas de gilets de sauvetage, les battent parfois, et sont davantage intéressés par le fait de les arrêter, affirme Mme Hadj Sahraoui. Les migrants sont considérés pour leur valeur marchande. » La déliquescence des institutions et l’appauvrissement des Libyens favorisent la corruption.

De plus, l’UE finance l’agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et l’OIM pour améliorer les conditions de détention dans les centres gouvernementaux. Mais, du fait de l’instabilité du pays, les opérations sont gérées depuis Tunis. Sans contrôle quotidien, le HCR ne peut empêcher les dérapages, comme la confiscation par les gardes des produits distribués aux détenus. Indirectement, ces financements aident les bourreaux.

  • Quelles solutions possibles ?

Pour MSF, la Libye ne fait pas partie de la solution, elle est en grande partie le problème. L’ONG réclame donc l’arrêt de toute coopération avec les autorités et la mise en place d’une stratégie à long terme, relaie Mme Hadj Sahraoui. Ce qui implique « une aide au retour dans des conditions décentes », lorsqu’elle est possible, et l’accueil en Europe des réfugiés demandeurs d’asile, qui ne peuvent être rapatriés dans leur pays. L’UE pourrait, en outre, lancer une évaluation de son aide aux garde-côtes libyens.