Le moment est crucial pour la République d’Irlande, membre de l’Union européenne (UE) et première victime potentielle du Brexit. Alors que la question de la frontière avec l’Irlande du Nord – rattachée au Royaume-Uni – est l’un des trois points que l’UE exige de voir éclaircis avant de passer aux négociations sur les futures relations commerciales avec Londres, la solidarité des vingt-six autres Etats apparaît comme vitale pour le gouvernement de Dublin.

La décision du gouvernement May de quitter le marché unique européen et l’union douanière a pour conséquence le retour des postes frontières, anciens hauts lieux de tensions qui, depuis l’accord de paix du Vendredi Saint conclu en 1998, ont disparu du paysage irlandais.

Pareil rétablissement d’une frontière physique serait catastrophique, non seulement d’un point de vue économique, mais pour le processus de paix, a expliqué Simon Coveney, ministre irlandais des affaires étrangères, au cours d’un entretien accordé, mercredi 22 novembre, à un groupe de journalistes européens, dont Le Monde. Le cadre inattendu de cette interview pour un haut responsable du gouvernement de Dublin, un centre social dédié au dialogue entre jeunes républicains et unionistes en plein Belfast (Irlande du Nord), avait été choisi pour renforcer le message sur le danger du retour de la frontière. Le ministre explique :

« Le défi posé à l’Irlande par le Brexit est souvent présenté comme économique, avec le retour de barrières commerciales. Il est vrai que les innombrables activités transfrontalières nécessitent une réglementation commune. Par exemple, si l’Irlande du Nord quitte la politique agricole commune, nous n’aurons plus les mêmes règles sanitaires au nord et au sud de la même île. Cela ne peut pas marcher. Mais le principal défi est posé au processus de paix et de normalisation en Irlande du Nord. »

Pour M. Coveney, le Brexit, « erreur fondamentale », représente « un potentiel de déstabilisation » : « Nous voulons bâtir des ponts, pas ériger des barrières dont nous savons trop combien il a été compliqué de les supprimer. »

« Prétendre conserver les avantages commerciaux conclus par l’UE dans le monde entier relève de la plaisanterie »

Dans l’idéal, l’Irlande souhaiterait que le Royaume-Uni reste « partie prenante d’un marché unique étendu ». « Je n’ai pas entendu un seul argument expliquant comment les Britanniques pourraient être plus prospères après avoir quitté le marché unique européen. Prétendre conserver les avantages des 57 accords commerciaux conclus par l’UE dans le monde entier relève de la plaisanterie », estime M. Coveney. Le ministre attribue la croyance inverse, répandue au Royaume-Uni, au fait que « les médias britanniques sont centrés sur ce qui se dit chez eux et n’écoutent pas ce qui se dit en Europe ». « Ils prennent les positions britanniques comme des acquis », raille-t-il.

Mais si l’Irlande du Nord sort de l’union douanière, le ministre « ne voit pas comment éviter le retour de la frontière ». Or, argue-t-il, l’accord de paix de 1998 fait obligation aux signataires, dont le Royaume-Uni, « de faciliter toutes les formes de coopération entre le Nord et le Sud, que cela leur plaise ou non ». En particulier, ce texte donne aux Irlandais du Nord le choix entre trois types de citoyenneté : l’irlandaise, la britannique et la double nationalité.

Londres doit accepter « une solution particulière »

De quels droits concrets disposeront ceux qui ont choisi la première, interroge M. Coveney. Certes, ils auront en poche un passeport européen comme leurs compatriotes de la République d’Irlande, mais leur liberté de circulation sera réduite après le Brexit, alors que l’accord interdit toute discrimination entre Irlandais. Cogarant de la paix en Irlande, Londres doit accepter « une solution particulière adaptée à la situation particulière » de l’île, insiste-t-il. Autrement dit, un accord « sur mesure » considérant l’Irlande du Nord comme « une extension de l’union douanière », seule solution selon lui pour assurer « le maintien de l’invisibilité des frontières ».

L’UE, qui a besoin de passer à la « phase 2 » des négociations du Brexit en vue d’un accord commercial avec le Royaume-Uni, pourrait-elle passer la question irlandaise par pertes et profits lors du sommet européen de la mi décembre ? Simon Coveney ne veut pas le croire. Il met en avant « le haut degré de solidarité » avec l’Irlande manifestée par les 26 autres Etats de l’Union et la compréhension vis-à-vis de sa « vulnérabilité ». Michel Barnier, qui dirige la négociation, « a beaucoup travaillé pour comprendre la question irlandaise » et les délégations officielles – tchèque, lettone, finlandaise, etc. – se succèdent à la frontière pour en saisir la réalité humaine.

Le ministre ne prétend pas user d’un veto contre le passage à la « phase 2 » si le problème de la frontière n’est pas résolu. Il estime que c’est aux Britanniques de faire des propositions concrètes, « nettement plus claires et crédibles ». Pourquoi pas inspirées de l’exemple de Hongkong, dont les citoyens ont des droits dont ne jouissent pas les Chinois du continent ? Un statut imaginé par les Britanniques, remarque ironiquement M. Coveney.

L’idée d’une réunification de l’île relancée

« Nous ne demandons pas une solution complète pour la frontière, mais une reconnaissance du fait qu’une divergence de réglementation entre Nord et Sud ne peut pas fonctionner », tempère le ministre, avant d’adopter un ton plus solennel : « Nous ne nous contenterons pas de promesses dans le vide. Nous ne serons pas le gouvernement qui compromettra le processus de paix irlandais. »

Face à la complexité de l’équation irlandaise du Brexit, certains observateurs voient en la réunification de l’île – divisée depuis 1920 – la seule véritable solution. « Je suis un nationaliste défenseur de la Constitution irlandaise et je souhaite qu’un jour se réalise l’unité du pays, admet Simon Coveney. Mais cela devrait résulter d’un vote et il n’existe aujourd’hui pas de majorité pour cela en Irlande du Nord. » Pour l’heure, insiste-t-il, « notre sujet, c’est le maintien d’une île sans frontière. Soulever la question de l’unification créerait encore plus de tension. C’est précisément ce que nous cherchons à éviter. »