L’avis du « Monde » – à voir

C’est une obsession du cinéma français, ces héros de l’enseignement public et laïque qui veulent démontrer encore et encore, contre toute évidence, que le système n’est pas cassé, qu’il suffit d’un peu de bonne volonté pour en recoller les fêlures, d’Héritiers (Marie-Castille Mention-Schaar, 2014) en Grands Esprits (Olivier Ayache-Vidal, 2017). Par son sous-titre – la belle éducation –, Marvin fait mine d’adhérer à ce qui est devenu un genre.

Par sa genèse, par sa structure, par sa violence sporadique et sa méfiance à l’égard des bons sentiments, le film d’Anne Fontaine suit un chemin différent. Si Marvin jette une autre lumière sur la question de la reproduction culturelle, c’est presque par accident. La réalisatrice a mis en chantier une espèce de portrait diachronique, qui met en scène un même être à deux moments contradictoires de sa vie. Marvin Bijoux, enfant martyr, certain d’être haï par tous ceux qui l’entourent, et Martin Clément, figure montante de la scène théâtrale parisienne, sont séparés par une distance en apparence infranchissable, et pourtant, le collégien persécuté a engendré le séducteur qui s’introduit dans le beau monde, et l’artiste naissant redessine son passé pour porter l’histoire de sa métamorphose aux yeux du monde.

Portrait fragmenté et émouvant

Cette ambition n’est pas sans péril et le film vacille parfois – en particulier lorsqu’il s’agit de mettre en scène une collectivité, la famille de Marvin, son collège ou l’intelligentsia parisienne… Reste le plus important, le portrait fragmenté et constamment émouvant d’un jeune homme qui réussit à passer le miroir, porté par Finnegan Oldfield, qui accomplit ici les promesses que l’on avait devinées dans Gang Bang, Une vie ou Les Cowboys.

Le scénario d’Anne Fontaine et Pierre Trividic entretient un étrange rapport avec En finir avec Eddy Bellegueule, le roman autobiographique d’Edouard Louis, paru en 2014. On reconnaîtra dans le parcours de Marvin des stations de celui d’Eddy, l’enfant picard au visage angélique, torturé par ses condisciples, insulté par ses parents. Mais Marvin grandit dans les Vosges et – surtout – on le suit bien au-delà de la porte sur le pas de laquelle Edouard Louis laissait son alter ego. Construisant son récit au-delà de ce moment, le faisant ainsi passer de l’autofiction à la pure fiction (ce qui explique l’absence du nom de l’écrivain au générique), Anne Fontaine veut saisir les moments qui mènent à l’éclosion, comme cette formidable confrontation entre Marvin (Finnegan Oldfield) et Abel (Vincent Macaigne), intervenant venu porter la bonne parole dans l’école de théâtre où le jeune garçon a obtenu l’asile affectif et culturel.

Comme Eddy Bellegueule, Marvin Bijoux est né gay et angélique

Comme Eddy Bellegueule, Marvin Bijoux est né gay et angélique (jusqu’à l’adolescence, il a la figure fascinante de Jules Porier, qui oppose aux brutes une beauté marmoréenne qui se dissout de temps en temps en un sourire) dans une famille démunie d’argent et de mots. Le père (Grégory Gadebois) pourrait être une brute s’il n’était aussi apathique. La mère (Catherine Salée) flotte au-dessus d’une tribu recomposée qui devrait être sous la botte du patriarche. Il ne s’agit pas, pour la réalisatrice, de mobiliser des souvenirs (comme l’avait fait Felix Van Groeningen dans La Merditude des choses, en 2009), qui de toute façon ne sont pas les siens, mais plutôt de recomposer cet étrange bouillon de culture, qui ressemble à un puits de sables mouvants, mais dont le héros émergera sous une autre forme que celle que lui destinait sa naissance.

Tour de passe-passe

Marvin est construit en allers-retours entre l’enfance malheureuse (mais pas vraiment misérable) et l’initiation à la vie de l’esprit et du monde. Cette deuxième partie, sans doute grâce à la familiarité de l’auteure avec le milieu artistique, est plus fluide, portée par la succession de rencontres qui jalonnent l’évasion de Marvin : le couple qu’Abel (lui-même issu du prolétariat) forme avec Pierre (Sharif Andoura), artiste du sérail, Roland (Charles Berling), qui collectionne les jeunes conquêtes, pour terminer par la collaboration avec une grande actrice de théâtre nommée Isabelle Huppert (Isabelle Huppert), un tour de passe-passe qui permet à l’actrice d’irradier une chaleur que ses rôles les plus récents avaient soigneusement isolée du public et au film de flirter un moment avec le conte de fées.

La famille de Marvin, monstrueuse lors de ses premières apparitions, se fait plus complexe

Sans cesse, les allers-retours dans le temps et dans l’espace (car Marvin, devenu Martin Clément, retournera voir les siens) ramènent le héros à son terreau de souffrances et d’incompréhension. Ces séquences dans le village des Vosges n’ont sans doute pas la justesse de celles situées à Paris, mais elles produisent parfois une émotion encore plus forte. On dirait qu’Anne Fontaine s’est acharnée à manier ce matériau. Grâce à Grégory Gadebois et Catherine Salée, qui reçoivent en fin de film le renfort de la toujours impeccable India Hair, dans le rôle de la sœur plus lucide que ses géniteurs, cette famille, monstrueuse lors de ses premières apparitions, se fait plus complexe. Il faut toute la force de Gadebois pour déplier les replis de fibres paternelles nouées dès l’enfance, pour amorcer une réconciliation.

La métamorphose de Marvin est contagieuse, comme naguère – pour remonter la filmographie d’Anne Fontaine – la révolte de Coco Chanel contre son destin annoncé de cocotte avait affecté toute une génération de femmes. Plus modestement, la cinéaste se contente cette fois d’une famille, d’une petite tribu, et son cinéma en devient plus irrégulier, plus intime, plus personnel.

MARVIN ou la belle éducation - un film d'Anne Fontaine - Bande-Annonce
Durée : 01:57

Film français d’Anne Fontaine. Avec Finnegan Oldfield, Jules Porier, Vincent Macaigne, Grégory Gadebois, Catherine Salée, Charles Berling, Isabelle Huppert (1 h 53). Sur le Web : www.marsfilms.com/film/marvin