Si la professionnalisation des artistes urbains n’empêche pas la floraison au quotidien d’interventions sauvages dans les rues des grandes villes, elle va de pair avec une multiplication d’œuvres autorisées, pérennes ou temporaires, dans l’espace public, qui favorise à l’échelle planétaire une scène muraliste. Ces dernières semaines sont apparus à Paris et Marseille trois projets qui offrent de réjouissantes variantes à cette vague muraliste XXL. Trois propositions qui ont en commun de se déployer en trois dimensions tout en jouant pleinement la carte du contexte dans lequel elles s’inscrivent. Et à découvrir pour quelques semaines ou mois.

  • Un castor de détritus pour une rivière oubliée, par Bordalo II

« Le Castor », de Bordalo II, rue du Chevaleret, Paris 13e. / GALERIE MATHGOTH

Originaire de Lisbonne et issu de la scène graffiti, Artur Bordalo, alias Bordalo II, 30 ans, s’est fait connaître ces dernières années par ses monumentaux bas-reliefs réalisés à partir des rebuts en plastique des villes, qu’il découpe et assemble pour composer des animaux saisissants de réalisme à l’échelle des murs. Des apparitions qui traduisent son intérêt pour les questions environnementales : pollution des océans par le plastique, étalement urbain, disparition des espèces… L’artiste signait en mai sa première installation parisienne (un rat blanc) sur le M.U.R Oberkampf, où les artistes se succèdent tous les quinze jours.

C’est à cette occasion qu’a germé avec la galerie Mathgoth, spécialisée dans les arts urbains, l’idée d’un double projet : une nouvelle installation dans l’espace public et une exposition (attendue pour novembre 2018). Cette articulation est devenue récurrente dans le milieu : les artistes choisissent des galeries à travers le monde capables de leur dénicher des espaces de choix dans la rue en plus d’exposer leur travail d’atelier. Avec une difficulté supplémentaire dans le cas de Bordalo II : trouver un mur avec l’autorisation de le percer pour fixer ses structures d’envergure. Plusieurs mois de recherche ont abouti à un bâtiment situé rue du Chevaleret (13e arr.) juste devant le métro Bibliothèque-François-Mitterrand. Séduit, son propriétaire, le promoteur Emerige, par ailleurs mécène en art contemporain, a financé le projet.

L’artiste, qui choisit toujours une espèce animale en lien avec le contexte, a cette fois opté pour un castor. Si personne n’a jamais croisé de castor dans le 13e arrondissement, l’animal semble y avoir eu sa place en des temps anciens au fil de la Bièvre, rivière parisienne intégralement recouverte en 1912, car bièvre est l’ancien français pour castor. Un animal bâtisseur pour lequel cette accumulation de matières fonctionne particulièrement bien. Poubelles parisiennes, valise, arrosoir, ballon, chaises, pare-chocs, tuyaux : quelque 20 m3 d’objets en plastique – rassemblés grâce à des tournées dans les rues, la collaboration de la déchetterie locale et quelques achats – auront été nécessaires à l’artiste pour concevoir la bête de quelque 8 mètres de haut. L’assemblage a été préparé à plat, avec une simple photo pour modèle, et monté en quatre sections, avant d’être retravaillé à la peinture directement sur le mur.

Rue du Chevaleret, Paris 13e. Le bâtiment doit être détruit en mars, ce qui laisse au moins quatre mois de visibilité à l’œuvre, inaugurée à la mi-novembre.

  • Les « Horizons souterrains » de SatOne à Montparnasse

Si la bibliothèque-discothèque Vandamme est ouverte depuis une quarantaine d’années derrière la gare Montparnasse, elle est quasiment invisible sur l’axe du boulevard du Maine. Pur produit de l’urbanisme de dalles des années 1970, elle se trouve en effet un niveau en dessous de la chaussée – les usagers y accèdent par un patio carré qui sert de puits de lumière à l’équipement. L’Association Art en ville, qui pilote des projets d’art urbain dans le 14e arrondissement, a repéré cet espace atypique voué à la destruction et convié l’Allemand SatOne (Rafael Gerlach, 40 ans), muraliste connu pour ses amples et dynamiques compositions abstraites aux échos figuratifs, à s’en emparer.

Massif parapet en béton strié, escalier extérieur, sol irrégulier et murs enchâssés de larges vitres : le défi était de taille. Il a inspiré à l’artiste une relecture des plans de coupe de la croûte terrestre tel qu’on peut en voir dans les livres de géographie… qu’il a pu consulter dans la bibliothèque. Mais aussi une sorte de dissection urbaine dans cet îlot amené à disparaître. D’où un choix de couleurs détonant qui combine des tons de couches géologiques (ocre, jaune, orange) et paysagers (bleu ciel et vert) à du rose chair, le tout rehaussé de violet par souci de contraste. Une œuvre immersive inaugurée à la mi-octobre et intitulée « Buried Horizons » (horizons souterrains) qui se découvre en tournant autour, en y descendant ou bien en grimpant dans le bâtiment en surplomb.

Un pan du centre commercial adjacent, lui aussi bientôt détruit, a par ailleurs été confié au duo franco-italien Velvet & Zoer, qui le rendra invisible à la fin novembre en le fondant grâce à une anamorphose dans le monumental bâtiment de derrière, l’hôtel Pullman, épargné par la transformation de cet îlot construit par l’architecte Pierre Dufau. Pour Olivier Landes, qui orchestre les deux opérations, ces œuvres servent de « jubilé » à une architecture devenue obsolète, avant destruction.

74, avenue du Maine, Paris 14e. Travaux de transformation prévus pour la fin 2018.

  • Plongée dans la « Matière noire » de Borondo dans les puces de Marseille

« Mirror I » et « Mirror II », une collaboration de Gonzalo Borondo et Carmen Main. / BLIND EYE FACTORY

L’Espagnol Gonzalo Borondo, 28 ans, est une figure à part du street-art et du muralisme, qui allie comme personne les techniques du graffiti et de la peinture classique. Côté rue, sa large palette lui permet de donner forme à des visions puissantes, peuplées de figures humaines aux rituels nimbés de mystère. Toujours en écho aux lieux et aux contextes dans lesquels il s’inscrit, et dans des couleurs sourdes qui s’y fondent d’autant mieux. Côté exposition, à la routine commerciale, il préfère imaginer des formes alternatives. Ce qu’il a fait en 2015 à Londres avec l’exposition « Animal », conçue en collaboration avec quatre autres artistes. Il réitère la formule avec plus d’audace encore à Marseille depuis début octobre avec « Matière noire », sa plus grande exposition à ce jour.

Peut-on encore parler d’art urbain pour cette extravagante proposition au sein du Marché aux puces de la Cité phocéenne ? En s’emparant de ce hangar de 4 000 m2 situé dans un quartier excentré et sinistré de la ville grâce à une carte blanche et une résidence de trois mois sur place, il réussit en tout cas le tour de force de préserver la nature de l’art dans l’espace public avec un projet qui se nourrit de la notion d’in situ. Ainsi l’activité du lieu incarne autant qu’elle donne matière à un parcours labyrinthique où les brocanteurs et leurs stands coexistent avec la proposition artistique : les visiteurs venus pour chiner ou voir l’exposition déambulent dans les mêmes espaces. L’iconoclaste a cette fois convié huit autres jeunes artistes espagnols et italiens dans l’aventure (Carmen Main, également curatrice du projet, Edoardo Tresoldi, Isaac Cordal, BRBR Films, Diego López Bueno, Robberto Atzori, Sbagliato et A.L. Crego), qui tous travaillent sur les notions d’espace et de contexte. L’ensemble de leurs collaborations ont été réalisées sur place « à partir de sensations, d’histoires et de matériaux trouvés dans le marché ».

Cette « Matière noire » qui donne son nom au projet, s’inspire de la cosmologie : « Nous ne voyons qu’une petite part de la réalité, mais ce que nous ne voyons pas fait que notre réalité existe », résume l’artiste. L’idée est donc ici de donner à voir cette matière noire à travers des traces et expériences multisensorielles (son, vidéo, peinture…). Un parcours scénographié en trois actes (« Projection », « Perception » et « Création ») qui propose une traversée de l’histoire de la représentation, de l’allégorie de la caverne de Platon à la réalité 2.0. Vision kaléidoscopique du passé et cheminement sur la façon dont l’homme appréhende la réalité, l’exposition se présente comme une plongée dans « les limbes de la mémoire » entre ombres et lumière, reflets et échos, jeux de miroir et trompe l’œil. Chaque installation recèle ses questionnements et sa part de secrets, et crée un dialogue avec les visiteurs, jusqu’à l’impressionnante anamorphose à l’étage supérieur du marché. Une émanation luminescente, spectrale, de l’accumulation de meubles et d’objets, puits de mémoire collective et individuelle. Une vision qui englobe à elle seule tout le projet. Brillant.

« Matière noire », jusqu’au 31 janvier 2018 dans le Marché aux puces de Marseille. Carte blanche de la Galerie Saint Laurent à Gonzalo Borondo, sur une proposition de l’Association Marseille Street Art. Entrée gratuite.