Dans une salle de classe à Quimper, le 4 septembre 2017. / FRED TANNEAU / AFP

« Péril mortel », « aberration », « charabia », « agression de la syntaxe », « négationnisme vertueux », « novlangue » ­digne du roman 1984Depuis la parution, en mars 2017, du premier manuel scolaire en « grammaire égalitaire », l’écriture inclusive suscite l’ire des linguistes, philosophes et responsables politiques de tout bord. Le projet de cet ouvrage destiné au cours élémentaire (CE2) est pourtant aussi simple qu’il est controversé : respecter l’égalité entre les sexes lorsque l’on s’exprime oralement ou que l’on rédige un texte. Il tient d’ailleurs compte des recommandations du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes parues en novembre 2015, dans un Guide pratique pour une communication publique sans stéréotype de sexe.

Si ces préconisations étaient passées relativement inaperçues lors de leur publication, les prises de position se multiplient depuis la rentrée. En interdisant l’écriture inclusive dans les textes officiels, par le biais d’une circulaire publiée mercredi 22 novembre au Journal officiel, Edouard Philippe a donc ravivé un débat déjà houleux. Ses fervents défenseurs y voient une manière de respecter l’égalité entre les sexes. Ses opposants, eux, lui reprochent d’appauvrir la langue et de la rendre illisible. Des discours souvent captieux et sans fondement historiques.

  • « L’écriture inclusive se résume aux points médians (é·e·s) »

Brandissant l’argument de l’aspect « illisible » de l’écriture inclusive, ses détracteurs l’assimilent automatiquement à l’utilisation du « point médian », permettant d’employer dans le même temps le masculin et le féminin dans un même mot – « les candidat·e·s à la présidentielle ». Selon Raphaël Haddad, fondateur d’une agence de communication et auteur d’un Manuel d’écriture inclusive, l’écriture inclusive se définit par « l’ensemble d’attentions graphiques et syntaxiques permettant d’assurer une égalité des représentations entre les femmes et les hommes. »

Portée, notamment par les cercles féministes, cette graphie évoquée par l’auteur se fonde, principalement, sur quatre principes :

  • Le fait d’accorder les fonctions, métiers, grades et titres, en fonction du genre

On parlera ainsi de chroniqueuse, chercheuse, mais aussi d’une autrice ou encore d’une doctoresse. Si de nombreux métiers sont entrés dans le langage, comme actrice ou institutrice, une réflexion de fond doit encore être menée pour s’accorder sur la façon de féminiser bien d’autres professions. En effet, que choisir entre « auteure », « auteuse » et « autrice » ? En réalité, les trois sont des féminins déjà employés – ou qui l’ont été – dans la langue française.

  • Utiliser à la fois le féminin ET le masculin quand on parle d’un groupe de personnes

Il y a plusieurs façons de le faire : soit par l’utilisation de ce qu’on appelle la double flexion – « les candidates et candidats » –, soit par le recours au « point milieu », aussi appelé « point médian » – « les candidat·e·s » –, soit enfin par une reformulation épicène, c’est-à-dire un nom qui a la même forme aux deux genres – « les personnes candidates » ;

  • Cesser d’appliquer la règle de grammaire : « le masculin l’emporte sur le féminin », au profit de l’accord de proximité

Cela consiste à accorder l’adjectif avec le sujet le plus proche, par exemple « les garçons et les filles sont égales ». Cette règle, que tous les latinistes connaissent, a longtemps été d’usage en français.

  • Eviter d’utiliser « Homme » avec une majuscule de prestige pour parler des femmes et des hommes

L’idée est d’utiliser des termes plus neutres, comme « droits humains » plutôt que « droits de l’Homme ».

Sur l’écriture inclusive, lire les tribunes contradictoires

Pour Danielle Bousquet et Françoise Vouillot, deux membres du Haut Conseil à l’égalité, la primauté accordée au masculin au XVIIIe siècle n’est pas une loi d’airain et le langage joue un rôle dans l’infériorisation des femmes.

Pour le linguiste Alain Bentolila, une langue ne peut voir sa structure changer qu’au rythme de l’évolution du peuple qui la parle.

  • « L’écriture inclusive déforme la langue française »

Les détracteurs de l’écriture inclusive considèrent qu’elle renie des siècles d’histoire de la langue française, faisant fi des nombreuses évolutions linguistiques qui ont traversé les siècles.

Professeure émérite de littérature de la Renaissance, Eliane Viennot a dirigé l’ouvrage L’Académie contre la langue française (iXe, 2016), cosigné par plusieurs linguistes et sémiologues. Leur ouvrage, qui égratigne les postures « corsetées » de l’Académie française, rappelle que le français n’a pas toujours valorisé la prédominance du masculin.

« Jusqu’au XVIIe siècle, les noms des métiers et des dignités exercées par des femmes étaient au féminin », rappelle Eliane Viennot. On disait alors « charpentière », « prévôte » ou « moissonneuse ». La règle d’accord de proximité voulant que le dernier mot l’emporte, et non le masculin, était courante. Elle a finalement été remise en cause puis abolie par l’Académie au nom de la supériorité masculine, comme l’a édicté en 1651, le grammairien Scipion Dupleix, « conseiller du Roy » :

« Parce que le genre masculin est le plus noble, il prévaut seul contre deux ou plusieurs féminins. »

Selon Richard Herlin, correcteur au Monde, ces craintes de voir modifier les règles de la langue française soulignent « l’attachement de la population à celle-ci, comme s’il s’agissait d’un trésor immémoriel, alors que ce n’est pas le cas. »

Comme le relève Alain Rey dans une tribune publiée dans Le Monde, « cela fait sans doute de la peine aux professeurs de français et aux agrégés de grammaire mais tant pis : c’est l’usage qui prime (…). Le système signifiant qu’est la langue doit être en accord avec le système auquel il renvoie. Si la réalité sociale évolue, il faut changer le système de représentation qu’est la langue ».

Le linguiste rappelle toutefois que nos habitudes de langage restent encore « empreintes » aujourd’hui d’« une idéologie antiféministe », qui a imprégné la littérature du Moyen-Age. Prudent, il prévient :

« Réinsuffler de la créativité dans un système aussi contraignant et aussi normalisé que la langue, c’est compliqué : on se heurte à la structure profonde du français. »

Alain Rey, qui ne se positionne pas en défenseur de l’écriture inclusive, considère notamment « qu’il sera difficile de dépasser les règles d’accord, même si elles comportent une bonne part d’arbitraire et d’idéologie ».

  • « Il va falloir féminiser tous les noms »

Pour souligner « l’absurdité » supposée de l’écriture inclusive, de nombreux internautes ont réalisé des détournements moqueurs de textes classiques, comme cette version de la fable Le Corbeau et le ­Renard : « Maître.sse Corbe.au.lle sur un arbre perché.e. Tenait en son bec un fromage. Maître.sse Renard. e par l’odeur alléché.e… »

Mais l’écriture inclusive ne s’intéresse pas aux genres des noms communs puisqu’ils ne sont pas le marqueur d’une domination d’un groupe d’individus sur un autre. Pas question, donc, de féminiser « un tabouret », « un paillasson », « un lave-linge », ni de masculiniser « une machine à laver », « une serviette » ou une « douche ».

Sur ce point, le professeur de linguistique à l’université Paris-Descartes, Alain Bentolila, rappelle qu’il s’agit bien « de marqueurs de genre et non pas d’indicateurs de sexe ». Dans une tribune publiée dans Le Monde, il rappelle que « la langue française a trouvé commode de détourner l’usage arbitraire des marques de genre pour obtenir une distinction de sexe ».

« Ainsi en est-il pour 1 à 2 % des mots du français comme artiste et concierge. »
  • « C’est impossible à adapter à l’oral »

Résumant bien souvent l’écriture inclusive au « point médian », ses opposants considèrent qu’elle est impossible à mettre en application à l’oral. Incontestablement, pour des raisons de prononciation et de compréhension, il est impossible de faire dire à voix haute « les interlocuteur·rice·s ». L’usage des abréviations dans l’écriture fonctionne de la même façon que le (·). Quand on lit « Mme Durand », le cerveau lit « Madame Durand ». Idem avec « etc. » « elle a couru 100 km », etc. A l’oral « les interlocuteur·rice·s » deviendrait donc spontanément « les interlocuteurs et interlocutrices ».

User de l’écriture ou du langage inclusif consiste, simplement, à user du féminin et du masculin, lorsque l’on s’adresse oralement à des femmes et à des hommes, ou lorsque l’on rédige un texte qui traite des femmes et des hommes, peut-on lire dans une tribune publiée dans Le Monde. Le président Emmanuel Macron le fait d’ailleurs régulièrement dans ses discours, comme lors de son allocution télévisée du 15 octobre, où il a employé 42 occurrences inclusives, comme « celles et ceux » ou encore « toutes et tous », a dénombré Paris Match. Avant lui, le général de Gaulle utilisait cette rhétorique, conscient de l’importance de ne plus passer les femmes sous silence, alors qu’elles venaient d’obtenir le droit de vote.

  • « Les féministes veulent l’imposer de force et le rendre obligatoire »

Parmi les critiques des opposants à l’écriture inclusive figurent celle de la voir généraliser à tous les écrits, notamment dans les romans. Face à ces inquiétudes, la professeure émérite Eliane Viennot répond : « Pas de faux procès, nous ne voulons rien imposer en littérature ! Nous parlons des sciences humaines, des textes officiels, scolaires ou journalistiques, qui cherchent l’exactitude. Pour éviter la cacophonie, il faut établir des conventions, elles sont en cours d’élaboration, nous sommes encore en phase d’expérimentation… »

Dans une tribune publiée dans Le Monde, Danielle Bousquet, présidente du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes et Françoise Vouillot, enseignante-chercheuse, présidente de la commission lutte contre les stéréotypes du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, rassurent elles aussi :

« Sans doute faut-il alors rappeler qu’il s’agit d’une simple préconisation qui ne vise qu’à tenter de gommer la relative invisibilité des femmes dans la langue française. »

Ecriture inclusive : « La langue façonne-t-elle les mentalités ou les mentalités façonnent-elles la langue ? »
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