Une entreprise a le droit d’interdire le port de signes religieux à un salarié en contact avec des clients – à condition de l’avoir prévu dans son règlement intérieur. C’est le sens de l’arrêt rendu, mercredi 22 novembre, par la chambre sociale de la Cour de cassation. Sans surprise, la haute juridiction s’aligne ainsi sur une autre décision, récente, de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), qui avait apporté, sur ce sujet sensible, des précisions très attendues, notamment par les patrons désireux de savoir quelle conduite il convient de tenir dans de telles situations.

L’affaire concerne Asma Bougnaoui, qui travaillait comme ingénieure d’études chez Micropole Univers, une société de conseil, d’ingénierie et de formation. En 2009, un an après son embauche, la salariée avait été licenciée, car l’assureur Groupama, un client de son employeur chez qui elle intervenait, s’était plaint de ce que la présence d’une personne voilée engendre de la gêne chez « un certain nombre de ses collaborateurs ».

Demande avait été faite, par Groupama, que Mme Bougnaoui retire, à l’avenir, son foulard. Ce que l’intéressée avait refusé. La société Micropole l’avait du coup licenciée, en invoquant notamment le fait qu’elle risquait de perdre un marché. La salariée avait contesté la rupture de son contrat de travail devant la justice, s’estimant victime d’une mesure discriminatoire liée à ses convictions religieuses. Mais le conseil de prud’hommes, puis la cour d’appel, avait considéré que le licenciement était fondé sur « une cause réelle et sérieuse ».

Conditions spécifiques

Le dossier avait été porté devant la Cour de cassation qui, prudente, avait sollicité l’avis de la CJUE en lui adressant une « question préjudicielle ». Saisie de cette affaire et d’une autre impliquant une salariée belge, la juridiction européenne avait rendu, à la mi-mars, deux arrêts : il en ressortait que le voile islamique peut être banni par un employeur, mais à certaines conditions bien spécifiques.

La CJUE avait tout d’abord posé que « la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits du client de ne plus voir ses services assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante ». Elle avait toutefois ajouté qu’une entreprise peut mener une politique générale de neutralité, prohibant « le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail ».

Mais une telle politique doit être indifférenciée et appliquée de la même manière à tous les travailleurs de la société. L’obligation de neutralité est alors justifiée, pour les salariés qui côtoient la clientèle ; si l’un d’eux ne veut pas s’y conformer, l’employeur est tenu de rechercher un autre poste de travail, pour permettre à l’intéressé de ne plus être vu du client ; si le reclassement s’avère impossible, le licenciement peut alors intervenir.

S’agissant de Mme Bougnaoui, la CJUE avait relevé que rien ne permettait de savoir si Micropole avait fixé une règle de neutralité, imposée à l’ensemble du personnel. Ce qui revenait à dire que l’entreprise était en tort, en flanquant à la porte la salariée.

Une discrimination a été commise

La Cour de cassation tire les conséquences des deux arrêts de la CJUE et reprend, dans sa propre décision, les conditions mentionnées par la juridiction européenne. Elle y ajoute une exigence : la clause de neutralité doit figurer « dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans une note de service ». Or, dans le cas d’espèce, rien n’avait été prévu en ce sens, constate la Cour de cassation. De plus, « l’interdiction faite à la salariée de porter le foulard islamique dans ses contacts avec les clients résultait seulement d’un ordre oral (…) visant un signe religieux déterminé (…) ». Dès lors, une discrimination a été commise. Et la décision de licenciement n’était nullement fondée, contrairement à ce qu’a dit la cour d’appel de Paris. L’arrêt rendu par celle-ci est donc cassé et l’affaire sera rejugée devant la cour d’appel de Versailles.

La décision de la chambre sociale de la Cour de cassation « est importante parce qu’elle met en œuvre un véritable mode d’emploi, assez complet, et désormais clair, de la gestion du fait religieux en entreprise », analyse un magistrat spécialiste du sujet. « La plupart des zones d’ombre ou d’imprécision sont maintenant levées, observe-t-il. Et elles le sont, en osmose totale entre la CJUE, la jurisprudence française et nos textes législatifs. Ainsi, le principe de neutralité en entreprise, instauré par la loi El Khomri, se trouve validé. »

Est donc affirmée, avec netteté, la possibilité pour un chef d’entreprise de dicter à son personnel « une obligation de neutralité », complète ce même magistrat. Mais plusieurs conditions sont posées, énumère-t-il : la règle doit être générale (c’est-à-dire ne pas être restreinte aux convictions religieuses, mais englober les opinions politiques et les positions philosophiques) ; elle doit s’appliquer à tous, être clairement « édictée en amont » (par le biais d’un règlement intérieur ou, s’agissant des entreprises de moins de 20 personnes, d’une note de service) et ne valoir que pour les relations avec la clientèle.