Certes, Simone S. était riche depuis qu’elle avait revendu deux appartements, mais cette dame de 89 ans ne touchait pas à ses économies sagement placées sur une assurance-vie au Crédit lyonnais. Sa retraite de 1 500 euros par mois suffisait pour régler les 473 euros de son loyer à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), et payer le restaurant à 16 euros le midi, dont les restes faisaient office de dîner le soir. Jamais plus de 100 euros d’un coup retirés au distributeur, et jamais plus de 500 en un mois.

Alors quand en 2016, ses comptes se mettent à afficher des retraits à coups de milliers d’euros, les mécanismes d’alerte clignotent. « La cliente nous fait part de sa crainte de la faillite des banques, et de sa volonté de sortir progressivement des fonds pour les mettre dans un coffre personnel chez elle », explique à ses patrons Wael A., le conseiller bancaire de la vieille dame, embauché quelques mois plus tôt. Pourquoi douter de cet employé décrit par sa hiérarchie comme « timide, sérieux, bosseur », et dont le mémoire de master, en école de commerce, avait pour titre « Conformité et déontologie en milieu bancaire » ?

Au-dessus de tout soupçon, le jeune homme se retrouve les deux pieds dedans le jour où son directeur d’agence constate que l’adresse de Simone S. a changé sans qu’elle n’ait été avertie, et que les courriers qui lui sont destinés – notamment des cartes bancaires – arrivent désormais directement… au domicile de Wael A. Quelques mois plus tard, l’enquête dévoile le vaste pot aux roses : le conseiller a siphonné l’épargne de sa cliente, qu’il a délestée de 383 457 euros en moins d’un an à l’aide de manœuvres relativement grossières.

« Suicide professionnel »

Jeudi 23 novembre au tribunal de Bobigny, le prévenu de 28 ans qui se présente à la barre de la 15e chambre en paraît dix de plus. L’œil fatigué derrière ses lunettes, le dos voûté sous son pull trop grand, il raconte en détail son « craquage », « un suicide professionnel », « la descente aux enfers d’un bon élève qui a grandi dans une famille aisée et qui n’avait jamais volé de bonbons dans un magasin ».

L’embauche à un poste de conseiller en deçà de son potentiel et de son ambition ; une charge de travail « au-delà du raisonnable » avec 1 200 clients à gérer, deux fois plus que la normale ; les journées sans fin et les heures supplémentaires non payées ; la bouffe pour compenser le stress, jusqu’à l’obésité morbide - 130 kilos, contre 80 aujourd’hui -, et les apnées nocturnes qui mettent sa vie en danger ; les moqueries des collègues qui le filment lorsqu’il s’endort à son bureau, à bout de forces ; la crainte de démissionner, due à celle de ne pas retrouver de boulot.

« Insanités »

« Tout ça mis bout à bout, le verre s’est rempli. » Jusqu’à la goutte d’eau : « Mme S. s’est permis à plusieurs reprises de proférer des insultes racistes devant moi. Ça m’a fait disjoncter. » Wael A. signale à sa hiérarchie ces « insanités » qu’il n’a pas souhaité répéter à la barre. « Ils ont fermé les yeux. J’ai demandé plusieurs fois qu’elle ne soit plus gérée par moi parce que je ne pouvais pas tolérer ces insultes. Ça a été refusé. »

« J’étais à bout, je venais de passer six mois en enfer, j’étais une loque humaine », soupire Wael A., qui s’exprime avec aisance. Alors il tape dans la caisse de Simone S. et dilapide une partie du magot dans d’absurdes achats compulsifs – « des vêtements de taille L alors que je faisais du triple XL, des sacs de voyages alors que je n’ai pas quitté la France depuis trois ans ». « J’ai vécu ça comme une fuite en avant, en me disant soit le cœur va lâcher, soit je vais me faire prendre, le travail va s’arrêter et je vais souffler”. »

« Des faits inqualifiables »

Licencié, « soulagé », et « certain d’être jugé et condamné », ce spécialiste en gestion de patrimoine acquiert alors un appartement en banlieue parisienne [120 000 euros] et des lingots d’or [36 000 euros]. En espérant faire de rapides plus-values pour pouvoir tout rembourser, promet-il. « C’est pas banal, ironise le président du tribunal. Ce n’est pas tous les jours qu’on a un escroc qui se dit : Tiens je vais faire fructifier ce qui me reste avant de me faire pincer. ! »

L’accusation ne croit ni à la thèse du « craquage », ni à la volonté de remboursement, et voit dans cette histoire une escroquerie pure et simple. « Ces faits sont inqualifiables, il a profité de la faiblesse d’une personne de 89 ans pour détourner frauduleusement les économies de toute une vie », gronde la procureure, qui requiert dix-huit mois de prison avec sursis, le remboursement du Crédit lyonnais – qui a entre-temps remboursé Simone S., absente à l’audience –, et l’interdiction d’exercer le métier de banquier.

« C’est la dernière fois que je suis devant vous », jure Wael A. lors d’une ultime prise de parole, se défendant d’être un escroc, lui dont le casier judiciaire est vierge et qui souhaite aujourd’hui créer… une société de conseil en gestion de patrimoine indépendante. « L’appartement a été acheté à mon nom, et les lingots d’or étaient sur ma table de nuit ! Si tous les escrocs étaient comme moi, votre travail serait plus facile. » Décision le 12 janvier 2018.