Certains comparent déjà la crise à l’affaire Rushdie en 1989, quand trois des dix-huit sages avaient claqué la porte de l’Académie suédoise pour protester contre son refus de condamner la fatwa contre l’écrivain britannique Salman Rushdie. Cette fois, prise dans la vague de libération de la parole des femmes engendrée par le hashtag #metoo, la prestigieuse institution tricentenaire, qui décerne les prix Nobel, doit s’expliquer sur ses liens avec une figure culturelle de premier plan en Suède, accusée de harcèlement, agressions sexuelles et viols, qui aurait usé de sa proximité avec l’institution pour forcer ses victimes à garder le silence.

Le 21 novembre, dix-huit femmes témoignent dans le quotidien Dagens Nyheter. Elles affirment que tout le monde savait dans le petit monde culturel suédois, mais personne n’a rien dit. Au terme d’une réunion d’urgence, deux jours plus tard, l’Académie publie un communiqué, où elle admet qu’au-delà des dix-huit femmes, des académiciennes, des épouses d’académicien, leurs filles et des employées de l’institution, ont été l’objet « d’une intimité non désirée et d’un traitement inapproprié », de la part du même homme.

Des viols dans des appartements de l’Académie

Cette personnalité du monde de la culture – dont les médias n’ont pas publié le nom en vertu du principe de la présomption d’innocence, mais dont l’identité ne fait aucun doute – est mariée à une écrivaine « étroitement liée à l’Académie ». Ensemble, ils dirigent depuis une trentaine d’années une scène « légendaire » dans le milieu des arts et de la littérature à Stockholm, courue par les intellectuels et financée en partie par l’Académie, qui y organise des lectures des lauréats du prix Nobel de littérature.

Les femmes, interrogées par Dagens Nyheter, dénoncent des faits qui se sont déroulés entre 1996 et l’automne 2017. Quatre d’entre elles témoignent à visage découvert. Les autres ont préféré garder l’anonymat. Elles décrivent des attouchements en public, une main forcée entre les jambes, et les menaces, quand elles réagissent : « Avec cette attitude, je vais faire en sorte que tu ne fasses pas long feu dans la branche. »

Pour d’autres, cela va jusqu’au viol, dans des appartements appartenant à l’Académie, à Stockholm et Paris : « Il m’a tenu et enfoncé sa queue tellement loin dans la gorge que je ne pouvais plus respirer. J’ai paniqué. Mais il n’a pas lâché. Finalement, j’ai vomi », raconte l’une d’entre elles.

De possibles conflits d’intérêts

Aucune ne porte plainte. Il les menace, mentionne ses contacts puissants et son pouvoir de faire et défaire des carrières. En 2015, l’homme est décoré de l’ordre royal de l’étoile polaire (une médaille décernée aux personnes de nationalité étrangère), lors d’une cérémonie en présence de la ministre de la culture Alice Bah Kuhnke, qui souhaite désormais lui retirer sa médaille.

En Suède, le scandale est énorme. Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour demander la fin des privilèges des membres de l’Académie suédoise, qui n’ont de compte à rendre à personne – « une secte assez secrète », commente l’éditeur Albert Bonnier. Après les témoignages des actrices et des chanteuses lyriques, sur le harcèlement et les violences dans les coulisses des grands théâtres et opéras de la capitale, c’est la « fin kultur » suédoise – la « belle culture » – qui est montrée du doigt, ainsi que le « culte du génie ».

En plus de rompre ses liens avec l’homme, l’Académie a annoncé qu’elle allait ouvrir une enquête pour étudier les possibles conflits d’intérêts dans « l’attribution de prix, de bourses et de financements d’autres types », ainsi que l’influence qu’il aurait pu exercer sur le travail de l’institution.