Lors de mon dernier séjour à Douala, cet automne, j’ai eu la chance d’être invité au vernissage de l’exposition « Moving Frontiers », une plateforme de recherche artistique initiée par l’Ecole nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy, en partenariat avec l’association Doual’Art et le festival international d’art public SUD2017. Une exposition qui a pour ambition de mettre en exergue la question – ô combien épineuse ! – des frontières.

En parcourant l’exposition, je tombe sur une série de dessins à la ligne peut-être incertaine, imparfaite. Mais les couleurs sont si vives et gaies qu’on a envie de voir la chose de plus près.

Le premier dessin représente un jeune homme blanc, blond. Il mange une banane. En fait, il ne la mange pas. Il la suce. Disons qu’il simule une fellation. Suit un dessin qui représente de toute évidence Donald Trump, sa casquette rouge « Make America Great Again » vissée sur la tête. Il porte lui aussi une banane à sa bouche. La mange-t-il ? Avec le troisième dessin, les choses commencent à se préciser : un Noir, très bien gaulé, cigarette au bec, travaille dans une bananeraie.

« Erotisation de la vie politique »

Je me souviens que le thème de l’expo est « Moving Frontiers » ! J’y vois alors de l’engagement, un message politique. Sans doute l’auteur de ces dessins veut-il nous parler du scandale des plantations de bananes au Cameroun. Aucune norme sociale ni sanitaire n’y serait appliquée. Certains vont même jusqu’à parler de nouvel esclavage. Des pauvres Noirs qui bossent pour des Blancs qui consomment.

Mais cela n’est manifestement que du premier degré. Car quel lien y aurait-il entre ces questions hautement socio-politiques et les simulations de fellation-banane par des Blancs ? Un cadre porte une inscription : « Banana Republic ». Tout en bas et à droite de l’écriteau, la fameuse émoticône du singe qui se bouche les oreilles. « Are you with us or against us ? »

L’œuvre alterne entre des Blancs (plutôt des hommes virils, mais aussi une ou deux femmes, dont l’une me fait penser à un transsexuel) qui mangent une banane en simulant une fellation et des Noirs en blouse jaune qui bossent dur dans des bananeraies. Le tout est marqué de ce « Banana Republic » et du singe qui ne veut rien dire, entendre ni voir.

Un extrait de l’œuvre « Peuple érotique ! Peule exotique ! », de Soufiane Ababri, au centre Doual’Art de Douala, au Cameroun. / DR

Je découvre que l’œuvre est de Soufiane Ababri et porte le nom de Peuple érotique ! Peuple exotique ! Dieu merci : il est là, juste à côté de moi. Je lui pose quelques questions sur son travail, qui me bouleverse. Il me parle d’« érotisation de la vie politique, de la Françafrique, du racisme, mais aussi des dysfonctionnements géopolitiques et économiques ». Oui, je suis d’accord. Bien sûr que je suis d’accord avec toi, mon cher Soufiane ! Seulement, il m’apparaît évident qu’il y a dans cette œuvre quelque chose d’arc-en-ciel, de LGBTQI (lesbiennes, gays, bisexuels, transsexuels, queers et intersexes), bref de très gay. Je me garde de lui poser la question. Après tout, me dis-je, nous sommes à Douala, nous sommes au Cameroun. Dois-je rappeler que les pratiques homosexuelles sont condamnées dans ce pays ?

Stéréotype du Noir très viril

De retour à mon hôtel, je m’empresse de fouiller sur le Net le travail de Soufiane Ababri. Mais oui ! C’est bien ce que je me disais. Soufiane Ababri est un artiste marocain qui réside à Paris et dont l’œuvre, notamment Bedwork, est marqué du sceau gay. Je revois ses dessins avec ses hommes aux corps magnifiques, aux joues trop roses, aux yeux mi-clos qui laissent paraître le moment de la jouissance, de l’orgasme. Que de sensualité ! Que de beauté !

« Are you with us or against us ? » Voulez-vous entendre les cris de souffrance de ces Camerounais dans les plantations de Penja ou alors continuer de manger vos bananes tout en fermant vos frontières ? Voulez-vous voir l’homophobie institutionnelle de ce pays qui condamne de milliers de jeunes gens à la clandestinité ? Voulez-vous oser parler de sexe interracial, de BDSM (bondage, discipline et sado-masochisme), de threesome (triolisme) ? Voulez-vous questionner le stéréotype du Noir très viril et dominant versus le Blanc fragile et soumis ?

Soufiane a réussi un exploit. Il a fait une expo gay au Cameroun, en plein Douala ! Je n’en reviens pas. Je me demande si le public a saisi la chose comme moi. Sans doute a-t-il vu l’élément érotique qui saute aux yeux, oui, mais qu’en est-il de la chose LGBTQI ? Je ne suis pas sûr que les visiteurs l’aient perçu. Et même s’ils l’avaient perçu, quelles auraient été leurs réactions ?

Corps suants, muscles saillants

Mais le tableau de Soufiane n’est pas fini, loin s’en faut – et ça, je l’ignorais. Il a eu la magnifique idée de prendre quatre chorégraphes : deux superbes éphèbes et deux jeunes femmes fort belles. Combien de possibilités ? Ils sont vêtus d’une simple blouse jaune ; c’est la tenue des travailleurs des champs dans les dessins. Les danseurs se lancent dans une performance incroyable, les dessins de Soufiane en toile de fond. On comprend qu’il s’agit du travail en série, de la souffrance au travail. Mais on ne peut pas ne pas être captivé par la beauté de leur corps suants, aux muscles saillants.

A un moment donné, ils ôtent leurs blouses et se montrent en simples sous-vêtements. On a envie de mordre dedans. Sont-ils eux aussi des bananes ? Comme si cela ne suffisait pas, les voilà qui poussent des cris. Des cris ? Non, ce sont des ébats ! De leurs mains recouvertes de charbon, ils salissent le mur qui porte la série de dessins de Soufiane. Les danseurs s’agrippent au mur comme on s’agripperait aux draps, aux fesses, à la nuque, aux épaules. La jouissance atteint son summum ! Les voilà qui retombent, épuisés, silencieux. Ils s’en vont, lentement…

Là, on découvre l’œuvre de Soufiane. Elle est complète. C’est tellement beau que les applaudissements durent plusieurs minutes. Les téléphones immortalisent le tout.

Je quitte l’expo souriant, mais surtout troublé. Voilà ! Voilà ! Soufiane Ababri a réussi là un tour de force. Il a réussi haut la main à réaliser ce que je n’arrive pas à faire depuis bien des années au travers de mon art, l’écriture : parler d’homosexualité aux Camerounais sans les froisser. Il a mis le sujet sur la table. Bravo !

Max Lobe est un écrivain camerounais vivant à Genève. Il est lauréat du prix Kourouma 2017. Dernier ouvrage paru : Confidences, suivi d’une lettre d’Alain Mabanckou à l’auteur, éditions Zoé, 288 p., 20,50 €

L’Afrique, un continent homophobe ?
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